Victimes de la mode

People, Olivier Gerval, VernonLe détail ne vous aura pas échappé, surtout si vous aimez écouter de la musique ailleurs que dans votre salon : après les oreillettes ultra-discrètes, voici revenu le temps des écouteurs balèzes, les gros casques noirs qui ne passent pas inaperçus. Les mélomanes trouvent leur son meilleur.
Malgré leur esthétique discutable ces écouteurs ont un avantage par les temps qui courent, ils tiennent chaud aux oreilles, bien plaqués dessus avec leurs petites fronces.
J’étais quand même étonnée de constater que cette mode a fait des émules là où l’on s’y attendrait le moins : chez les statues.
Bon, pas n’importe quelles statues. Le port du casque n’est pas obligatoire pour elles, loin s’en faut. Ce sont des statues de la dernière génération, un groupe assez futuriste placé dans le square au bout du pont de Vernon.
Avec leurs têtes penchées, les personnages de People d’Olivier Gerval donnaient toujours l’impression d’être en train d’écouter quelque chose. Les voici démasqués, la vérité éclate au grand jour : c’est bel et bien ce qu’ils font, ils ont le casque sur les oreilles.
Comme la pluie révélant la silhouette de l’homme invisible, la neige matérialise la chose. Et bien sûr, on les comprend, ça doit aider à passer le temps quand on est une statue.
On ne saura pas sur quel programme interstellaire ils sont branchés. Mais visiblement il n’est pas convenable pour les enfants, le plus petit n’y a pas droit.

Pour l’exemple

Froid de canard
Vous voyez ce que je veux dire ?

Mort-bois

Petit radeau Le vent n’a pas eu en Normandie la violence dont il a fait preuve dans le sud-ouest. Ici il a fait tomber quelques branches, mais il a épargné les vieux arbres.
Dans les jardins, quand l’herbe se mettra à pousser ce bois mort sera un piège pour la tondeuse, il faut donc le ramasser. Si on a la fibre écolo, on l’entasse dans un coin où il ne gêne pas pour offrir le gîte et le couvert à de minuscules organismes en début de chaîne alimentaire. On peut aussi en faire des oeuvres d’art ou lui donner une deuxième vie comme radeau.

Tout ce bois mort qui jonche le sol, cela aurait été une aubaine autrefois, quand on allait ramasser en forêt de quoi se chauffer. La coutume normande autorisait les riverains à se servir gracieusement et sans autorisation préalable, mais seulement en bois mort. Le bois vif, celui qui porte des feuilles et des fruits, était réglementé.
Et puis, morbleu ! il ne fallait pas confondre le bois mort et le mort-bois. Cela sonne comme bonnet blanc et blanc bonnet, mais pas du tout.
Le mort-bois est du bois bien vivant, comme son nom ne l’indique pas. Le mot est une corruption de « mauvais bois ». Selon la charte aux Normands, il désignait le bois de faible valeur car ne portant pas de fruit, à savoir le saule, les épines, les genêts, etc. Selon les coutumes locales les riverains avaient ou non le droit de s’en servir pour « clore leur héritage » ou pour d’autres usages.
petit radeau flotte sur l'eauIl ne faisait pas bon enfreindre ces règles. Les tribunaux avaient à connaître un très grand nombre de conflits liés à l’usage de la forêt. Et les amendes pleuvaient. On imagine la manne financière, bien avant l’invention du radar automatique.
Aujourd’hui si on passait un examen de ramassage de bois, je crois qu’il y aurait pas mal de recalés. Ce qui n’a aucune importance puisque la règle est devenue super simple : même le bois mort, on n’a pas le droit de le prendre. Il est indispensable à l’équilibre de la forêt de Normandie et d’Ile de France, qui, nous dit-on, en manque beaucoup.

Nymphéas bleus

Nymphéas bleus, Claude Monet, musée d'Orsay Paris FranceNymphéas bleus, Claude Monet, 1916-1919, huile sur toile, 2,00m x 2,00m, musée d’Orsay, Paris.

Deux mètres sur deux mètres : la toile ci-contre est de dimensions respectables. Pour Monet, c’est la taille maximale pour peindre en plein air, ces étés de la guerre 1914-1918.
On ne sait pas exactement quand Monet peint ces Nymphéas bleus qu’on peut admirer au Musée d’Orsay à Paris. Monet travaille chez lui, donc hors du cadre temporel d’un voyage, et il peint toujours la même chose ou presque, ses lettres ne donnent donc pas beaucoup d’indices. Daniel Wildenstein, l’auteur du catalogue raisonné de l’oeuvre de Monet, avance la fourchette 1916-1919.
Le maître de Giverny ne bouge plus de son jardin à cette époque. Il est septuagénaire, et puis c’est la guerre. Il a le sentiment de participer à l’effort de guerre en travaillant, lui qui se sent « un vieillard ». Il peint. De temps en temps il offre une toile à une vente de bienfaisance au profit des poilus. La presse locale a gardé trace de son don d’un tableau à la tombola du 24 avril 1916 organisée pour financer l’hôpital auxiliaire de Vernon. Prix du billet de tombola : 50 centimes…
Cela lui arrive, mais ce n’est pas pour les tombolas qu’il peint, évidemment. C’est un élan patriotique qui l’anime, lui qu’on célèbre comme une des gloires de la France. Et c’est aussi la continuation de cette fièvre de peindre qui le dévore depuis toujours.
A mesure que sa vision diminue Monet voit grand. S’il peint des toiles de quatre mètres carrés en plein air pendant l’été, c’est pour mieux se lancer dans les immenses étendues de ses Grandes Décorations en atelier pendant l’hiver.
Les Nymphéas bleus d’Orsay font partie de ces oeuvres estivales de préparation. Le tableau frappe par son coloris. Un beau bleu profond est étalé sur tout le fond de la toile. Il justifie le titre de l’oeuvre, où « bleu » s’applique au tableau et non aux fleurs représentées, qui sont blanches et roses.
Formant un faible contraste avec ce bleu, le vert des feuilles de nénuphars occupe une large surface au centre du tableau. La tonalité assez foncée de l’ensemble pourrait faire penser que la toile a été peinte de nuit. Mais c’est plus sûrement l’ombre que Monet a représentée. Il était couche-tôt, pas du genre hibou, et puis les nénuphars se ferment pendant la nuit. Ici ils sont épanouis.
Piquées au milieu des feuilles qu’elles éclairent de leurs teintes claires, les fleurs sont évoquées en quelques coups de brosse. L’ensemble donne un impression de flou, renforcée par la mollesse des verticales, les branches de saule en haut, leur reflet en bas, qui encadrent les rondeurs des nymphéas au milieu.
Monet a cadré serré. La référence à la berge est presque absente, il n’en reste qu’un petit coin dans le bas gauche du tableau. Une deuxième référence spatiale est donnée par les nénuphars roses que l’on aperçoit derrière les branches de saule en haut à gauche. Ils créent l’illusion de la profondeur et aident à identifier la scène.
Car le spectateur doit faire un effort pour analyser ce que le tableau lui présente. Tout se fond, se confond dans cet éclairage réduit. Plusieurs raisons l’expliquent, la théorie impressionniste qui s’attache à rendre l’impression perçue par la rétine plutôt qu’à décrire ce que le cerveau sait, les progrès de la cataracte sur les yeux de Monet, qui le conduiront à une quasi-cécité en 1923, et l’inachèvement du tableau.
Entendons-nous : rien ne dit que Monet souhaitait revenir sur cette toile. Elle lui convenait sans doute comme cela, sinon il aurait pu l’achever dans les années qui ont suivi. Mais les bords ne sont pas finis, et l’oeuvre n’est pas signée, elle porte le cachet de l’atelier apposé par son fils Michel Monet pour authentifier la toile.
Si Monet avait voulu la vendre ou l’exposer il l’aurait retravaillée. Mais telle qu’elle est, elle fascine par son atmosphère apaisante, son harmonie profonde et fraîche, et ses lignes souples qui évoquent si bien la mouvance de l’élément liquide.

Des figures dans le paysage

Couple sur le pont de Monet Vous avez vu les deux chéris qui se tiennent par la taille sur le pont de Monet ? J’étais toute attendrie en les découvrant sur la photo. Je ne les avais pas remarqués sur place, et voici qu’ils illuminent de leur bonheur cette vue du jardin de Giverny.
Ils ne sont pas tout jeunes, les amoureux. Mais ils ont gardé cette façon tendre de se serrer l’un contre l’autre pour l’objectif. On peut en être sûr, il y a quelqu’un en train de les photographier de l’autre côté du pont, dans la pleine lumière de l’après-midi et non pas comme moi à contre-jour.
Quelque part sur la planète dans un ordi ou un album figure en bonne place la photo souvenir où ils doivent être si mignons, souriant sous les glycines. S’il fait gris en cette saison chez eux, peut-être qu’ils rêvent devant les photos à cette bulle enchantée qu’a été leur visite de Giverny.
Et c’est pour l’évocation de cette parenthèse de pur bonheur que je chéris cette photo, à mon goût beaucoup plus émouvante qu’une vue du pont tout vide.

Pas contrariante

baptistère ou cuve à foulon, Evreux Il fut un temps où il fallait coucher les bébés sur le ventre, vous vous rappelez ? Sinon, scandale, on était de mauvais parents et on risquait de les tuer de mort subite. Puis est venue une époque où on a suggéré que sur le côté, c’était pas mal. Voilà maintenant qu’il faut les mettre sur le dos, c’est plus sûr.
Tout ça pour dire qu’il n’y a pas qu’en histoire que les temps changent.
Heureusement que je ne suis pas prof d’histoire, j’aurais mauvaise conscience. Bien que j’essaie de faire mon métier de guide avec sérieux, cela me rassure de savoir que l’attente du public est surtout récréative. Ce qui m’excuse je l’espère d’avoir à mon insu, sans le faire exprès, et avec la meilleure bonne foi du monde, dit n’importe quoi.
Je plaide coupable, mais pour ma défense je dois dire que je n’étais pas la seule dans ce cas et que ce n’est pas de notre faute.
Donc, voilà : aux dernières des dernières nouvelles l’objet archéologique qui trône au milieu du cloître de la cathédrale d’Evreux n’est pas une cuve à foulon, comme je me suis plu à le répéter. Taratata. C’est, c’est… une cuve baptismale, oui oui, comme tout un chacun l’imagine spontanément. Fermez le ban.
Apprendre ceci m’a fort contrariée, je l’avoue. Je veux bien ne pas être contrariante et relayer l’état de la science, avec toutes ses contradictions successives, j’ai des regrets. C’était sympa, une cuve à foulon. Il y avait de quoi accrocher l’attention. Tandis que des fonts baptismaux, pfff… Tout le monde en a déjà vu des tas et des plus beaux. Blasés.
Peut-être pas d’aussi anciens quand même. D’après la couche du sous-sol où il se trouvait, ce baptistère (car la cuve était incluse dans des éléments de maçonnerie, la construction mérite donc l’appellation de baptistère paléochrétien) daterait du 4ème siècle environ. Il pourrait même être encore plus vieux, style fontaine gallo-romaine reconvertie en cuve baptismale. Quoi qu’il en soit, cela en fait un baptistère des tous premiers temps de la chrétienté, et c’est tout de même très émouvant à imaginer.
Un des plus vieux baptistères qui soient en Normandie, oui. Mais si par hasard il avait été réemployé ultérieurement en cuve à foulon ? Mmmm ?
J’émets l’hypothèse, parce que le document qui affirme que la cuve est un baptistère ne m’a pas entièrement convaincue. Sans vouloir remettre en cause l’autorité de son auteur, je n’ai pas très bien compris sur quoi il s’appuyait pour battre en brèche l’interprétation précédente. On a l’impression qu’il s’agit de son intime conviction, sans plus.

Vous savez quoi ? J’attends la suite de ce trépidant feuilleton. Au moins aussi haletant qu’au Mont Saint-Michel, l’âge du crâne de Saint-Aubert.

Expo Venise

Fondation Beyeler, Riehen, CHA l’occasion du centenaire du voyage de Claude Monet à Venise, la Fondation Beyeler a réuni seize des toiles vénitiennes du maître de l’impressionnisme pour une exposition évènement (jusqu’au 25 janvier).
La Fondation Beyeler, c’est l’un des grands musées de Bâle, la ville suisse limitrophe de la France et l’Allemagne à l’intense vie culturelle.
L’exposition Venedig (Venise en allemand) ne se borne pas à l’oeuvre de Monet. Elle brosse à travers 150 oeuvres majeures un large panorama de la façon dont les peintres ont rendu la cité des doges au cours de deux siècles d’histoire de l’art.
Chacun des artistes offre sa propre vision de la ville sur la lagune, des vues minutieuses et détaillées de Canaletto ou Guardi aux nuages de brume dorée d’un Turner, des bleus de Renoir aux violets de Monet, des contrastes de Manet aux tonalités exquises de Signac.
Et c’est peut-être cela qui, sans être propre à Venise, frappe à nouveau comme une évidence, toutes ces façons différentes d’appréhender la même réalité, en mettant le focus tantôt sur l’homme, le monument ou les éléments naturels, cette variété infinie de l’art, aussi multiple que la nature humaine.
Je remercie sincèrement les lecteurs alsaciens qui m’ont encouragée à aller voir cette exposition. C’était merveilleux comme toujours de voir en vrai les Monet connus à travers les reproductions, à chaque fois on s’étonne de ce qu’ils sont tellement plus beaux que leur image. Et c’était fantastique de découvrir les oeuvres vénitiennes de Sargent et de Whistler si différentes des portraits vus à Giverny.

Cénotaphe

Cénotaphe Qu’est-ce que c’est que ce truc au milieu des bois ? Dans la forêt de Bizy à Vernon, des centaines de promeneurs se posent chaque année la question. Le monument ressemble à un autel pour dire la messe. Mais un examen attentif révèle une inscription sur le côté : tombeau de Saint Mauxe. Au-dessous on aperçoit gravée dans la pierre la forme allongée d’un évêque reconnaissable à sa crosse et à sa mitre.
En fait, qu’on se rassure, le tombeau est vide. Les reliques de saints étaient bien trop précieuses pour qu’on les abandonnât enfouies dans la forêt.
L’autel est un cénotaphe, c’est-à-dire un monument commémoratif en forme de tombeau. Il a été élevé là en 1816 en signe de piété par la duchesse d’Orléans, première princesse de sang douairière, dans la forêt qui appartenait alors à son château de Bizy. On y célèbre parfois des messes en plein air.

Le cénotaphe remplace une chapelle plus ancienne, sans doute ruinée à la Révolution. Elle marquait l’emplacement où eut lieu un des nombreux miracles de Saint Mauxe. Celui-ci concerne directement ses reliques. Au Moyen-âge,

on avoit enchassé dans de l’argent l’os du bras de ce sainct Evesque, lors que l’impiété qui ne pardonne pas aux choses plus sacrees se glissa dans l’esprit de certains sacrileges mauvais garnements abandonnez de Dieu, lesquels desroberent ce precieux joyau qui estoit gardé assez negligemment.

Les voleurs prennent le chemin de la forêt où, « au pied d’un chesne », à l’aide d’un couteau, ils séparent l’argent de la relique. C’est alors que l’os vénérable

miraculeusement eslevé au sommet de cet arbre les toucha de frayeur, & sentans desja sur leur teste l’espee de la vengeance qui les menaçoit, ils s’enfuirent promptement à Ivry.

La relique est perdue jusqu’au jour où un brave homme venu ramasser du bois l’aperçoit dans l’arbre. On ordonne une procession générale, et

quelques-uns des assistans montans au chesne s’efforcerent de prendre la saincte Relique : ce qu’ils ne peurent jamais faire, car elle refuioit d’eux, allant de branche en branche de l’arbre où elle estoit.

On célèbre alors une messe en dessous du fameux chêne, et au moment où le prêtre parvient à l’offertoire les reliques « devallerent miraculeusement entre ses mains ». Une fois remises en lieu sûr, on bâtit une chapelle dans le champ où la messe avait été dite, chapelle qui devint un lieu de pèlerinage annuel. Quant aux voleurs, bientôt confondus grâce à une pièce à conviction, le couteau, « ils receurent une mort sortable à l’atrocité de leur forfaict » nous dit benoîtement l’abbé Théroude. Brrr ! On n’ose imaginer l’atrocité du châtiment.

(Citations : Les Cahiers Vernonnais N°26, Vie de Saint Mauxe par l’abbé Théroude.)

Miracles à profusion

Cénotaphe de Saint Mauxe en forêt de Bizy à VernonCi-contre, cénotaphe de Saint Mauxe en forêt de Bizy à Vernon

On a beaucoup vénéré Saint Mauxe – alias Saint Maxime – à Vernon. Depuis le 10ème siècle le trésor de la collégiale Notre-Dame renfermait des reliques de l’évêque qui vécut en Provence au 5ème siècle.
Un bon millénaire plus tard, en 1635, le curé de Vernon a jugé utile de rédiger un petit livre sur la vie de ce saint et ses nombreux miracles.
Je ne sais pas si vous croyez aux miracles. Pour l’abbé Théroude les sources antérieures sur lesquelles il s’appuie pour son récit sont paroles d’évangile. Les résurrections et les guérisons miraculeuses foisonnent, ce qui ne surprend guère : on s’attend à la fin merveilleuse, hagiographie oblige.
Ce qui arrête davantage l’attention, en revanche, c’est l’incroyable collection de faits divers qui se trouvent évoqués par ricochet, puisqu’il faut bien qu’un malheur se produise d’abord pour que le saint puisse intervenir. Des morts accidentelles et des blessures comme on n’en fait plus, racontées dans la belle langue imagée du 17ème siècle : on plonge dans le quotidien de nos ancêtres.

Dans la ville de Vernon un petit enfant aagé d’environ d’un an, avoit mis dedans sa bouche une balle de plomb qui luy estoit demeuree dans le gosier à cause de la petitesse des conduits, ce qui luy empeschoit la liberté de la respiration, tellement qu’il ne pouvoit plus vivre : une couleur tristement plombee luy couvroit tout le visage. (…)

Un autre enfant (…) celuy-cy plus aagé que l’autre, se jouant sur une muraille, fut accablé de la ruine & cheute d’icelle. Les voisins au bruit de cet accident accoururent pour le garantir de ce malheur, mais voyans que la mort triomphoit de sa vie, & que les remèdes humains leurs manquoient, ils jetterent leur souvenir & esperance sur sainct Maxe avec un heureux succez. (…)

Dans le territoire de Vernon, un manoeuvre entretenoit sa petite famille de son travail journalier. Un certain jour comme il transportoit des plastrats & ordures d’un vieil bastiment, une muraille tomba sur luy. (…)

La roüe d’une charette traisnee par des chevaux fascheux avoit fort blessé un pauvre homme (…).

Un jour de Dimanche, lors que tout le peuple de Vernon estoit dans les exercices de la piété pour honorer Dieu & le servir comme il est ordonné, un certain homme de bas lieu nommé Barthelemy, blutoit de la farine par mespris & par avarice (…) : ayant esté rudement frappé par deux fois, sans sçavoir par qui, il espandit une telle quantité de sang par le nez, qu’il ne fut pas possible aux voisins, qui estoient accourus à son secours, d’arrester ce flux.(…)

(Les Cahiers Vernonnais N°26, Vie de Saint Mauxe par l’abbé Théroude.)

Pour tous ces cas, l’invocation de Saint Mauxe a fait merveille. Mais il ne faudrait pas en conclure qu’on peut déranger le saint pour un oui ou pour un non. Le plus sage est de vous garder des balles égarées, de ne pas vous jouer sur des murailles ni vous approcher d’un vieil bastiment. Ne blutez pas de farine en douce à l’heure de la messe. Et surtout, surtout, évitez les chevaux fascheux.

Banc sans public

banc sous la neige à Giverny Les bancs publics s’ennuient depuis que le public les fuit. C’est l’époque de l’année où ils ont le moral en berne. Ils doutent de leur utilité. Leur métier a-t-il un sens ? Ils réfléchissent à une reconversion en banc de gare, une délocalisation sur un quai de métro.
Certains, comme ce banc à Giverny, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. On les a déshabillés de leurs lattes de bois trop fragiles pour résister aux intempéries. Il ne reste plus que leur squelette de béton armé tout nu dans le froid de l’hiver.
Le banc le long de l’Epte est morose. Car pour comble de disgrâce il ne peut même pas se distraire avec le spectacle des canards. Il tourne le dos à la rivière, face au chemin où nul ne chemine.
banc sous la neige à BâleAilleurs, les bancs de bois tendent toujours leurs planches vernissées aux passants. Des fois qu’un bonhomme de neige poursuivi par le froid voudrait s’asseoir un instant. Sont-ils parcourus d’une sève tiède ? La neige y fond, fond, fond, ne laissant qu’une flaque d’eau.
Pour passer le temps, le beau banc bâlois au bois éblouissant invente des histoires en regardant passer le Rhin.

Capucine

Capucine Si la capucine arrivait sous le nez des botanistes européens aujourd’hui, je ne sais pas si elle s’appellerait encore la capucine. Tout au plus, à condition d’être en période de froidure comme ces jours-ci, pourrait-elle se retrouver nommée la capuchonne. Au mieux, ou plutôt au pire.
Qui se soucie encore de la taille des capuches des moines ? C’est pourtant un sujet qui a fait débat jadis, entre les partisans de la capuche ample et ceux qui préconisaient la capuche serrée. La fleur nouvelle évoquait la forme du couvre-chef des moines capucins, ça n’a fait ni une ni deux, avec des parrains pareils elle a été baptisée capucine illico.
Va encore pour la forme, mais la couleur ? Cet orange flamboyant n’a rien de l’humilité monacale mais plutôt un petit air diabolique. Passons.
Claude Monet adorait les capucines qu’il laissait courir librement dans l’allée principale de son jardin, un effet obtenu fortuitement qui l’enchantait, tout comme les visiteurs de Giverny d’aujourd’hui.
Les capucines sont tellement mignonnes qu’on en mangerait. Ce n’est un secret pour personne, la capucine se laisse croquer, fleurs, feuilles et graines comprises. Les pucerons l’adorent encore plus que les humains, mais s’ils sont allés voir ailleurs la capucine fera sensation dans la salade. Et elle transforme un banal sandwich en mets classieux.
Capucine est venue récemment s’ajouter à la longue liste des prénoms féminins détournés du jardin. Dans Capucine il y a puce, voilà bien de quoi faire craquer les parents. Puce, le petit mot tendre, pas les horribles pucerons susmentionnés !
Et puis dans l’ombre de Capucine on voit aussi se dessiner un joli petit chaperon rouge, que les jeunes loups croqueraient bien avec ou sans salades.

Frigidarium

Les thermes de Gisacum sous la neigePour ne pas laisser le cerveau des guides se ramollir pendant les longs mois d’hiver, un procédé astucieux a été mis au point : les journées de formation. Tandis que les neurones tournent à plein régime grâce à des intervenants éminents, on a l’avantage de visiter des lieux touristiques hors saison en compagnie des collègues. Ça bouillonne sous les crânes tandis qu’on se gèle les pieds en général, dans la chaleur de l’amitié.
J’étais déjà venue plusieurs fois à Gisacum, le jardin archéologique près d’Evreux où des thermes gallo-romains ont été mis à jour et en valeur. J’étais donc ravie de plonger dans la vie des Gallo-Romains avec des spécialistes de la question. Une sorte de stage d’immersion antique.
C’était un de ces derniers jours de froid polaire. Pour nous mettre dans le bain, les archéologues avaient pensé à une habile mise en condition. Nous avons commencé l’éductour dans une salle bien chauffée (caldarium), puis nous sommes passés au centre d’interprétation plus tiède (tepidarium), pour finir par la visite des thermes recouverts d’une neige immaculée (frigidarium).
Au coucher du soleil, la scène avait quelque chose d’irréel. Les vestiges vieux de mille huit cents ans dormaient sous leur couette, pétrifiés de gel. Mais les lapins de 2009 bien vivants avaient laissé leurs traces partout, sans se soucier de la mémoire des lieux. On pouvait les visualiser surgissant des haies, aux aguets, puis bondissant à travers les vestiaires, les hypocaustes et sur la palestre. Ces petites boules de poils chaudes avaient creusé des trous au pied des murs où nos ancêtres s’étaient adossés jadis, avant de disparaître dans le froid de la tombe.
Et tandis que l’espace temps se télescopait bizarrement, voilà que les températures s’affolaient.
« Ce mur est à 40 degrés, expliquait notre guide, c’est une pièce chaude et humide, une sorte de hammam ou de sauna où l’on vient pour transpirer. »
Nous ne demandions qu’à y croire, le visage enfoui dans nos écharpes d’où s’échappaient des nuages en réduction. « Les bains chauds sont là, » a-t-elle ajouté, montrant un coin de neige sur le côté de la salle. « En temps normal c’est plus clair, il y a des petits cailloux bleus pour les matérialiser. »
En temps normal.

Giverny sous la neige

Le jardin de Claude Monet sous la neigeIl neige. Vous me direz, l’évènement n’en est pas un : on doit friser les trois centimètres à peu près.
J’en entends déjà qui rigolent doucement du côté du Québec, comme cette dame charmante qui me racontait la saison dernière ses quatre mètres de neige, la lassitude que l’on éprouve à pelleter tous les matins devant sa porte et les problèmes rencontrés quand les parcs à neige sont pleins.
Des parcs à neige ! J’ouvrais des soucoupes. Voilà un équipement qui n’existe pas chez nous, où pourtant on s’y connaît en matière de parcs, des parcs à huîtres aux parcs à thèmes.
On a la neige modeste en Normandie. Et fugace.
Dès que le sol cesse d’être visible sous le tapis, il faut se précipiter pour faire des photos. On est chez Monet, et l’effet ne dure qu’un instant ! Voici donc son jardin sous la neige tel qu’il se présentait cet après-midi, alors que les flocons tombaient encore. Reconnaissez-vous le clos normand avec l’allée aux rosiers et la maison rose cachée derrière les ifs ? Un nuage a avalé la colline.
A voir le jardin aussi nu, aussi froid, cela paraît extraordinaire de penser qu’il redeviendra cet hymne aux fleurs et à la couleur dans quelques mois à peine.

L’enfer du décor

Château GaillardC’est l’époque des longues soirées d’hiver, avec son corollaire si particulier, la programmation télé des fêtes. Qu’est-ce qui est supposé nous scotcher devant le petit écran entre la bûche et les cotillons ? Une nouvelle mouture des Rois Maudits !
Le premier instant de stupéfaction épuisée passé, on se dit qu’avoir revisité la série culte ne manquait pas de culot. L’histoire, pardon l’Histoire étant connue, on peut, pour trouver quelque intérêt à cette (re)diffusion, s’intéresser à l’art du dépoussiérage.
Nouveaux acteurs (Les Depardieu en famille ! Jeanne Moreau ! Philippe Torreton ! ) et, plus incroyable, des nouveaux décors d’enfer.
On se croit dans la Guerre des Étoiles, pas moins. Des escaliers qui se déplient à l’infini, des lits futuristes, des éléments de fer forgé aux lignes jamais vues au Moyen-Âge… Le tout grandiose, magnifique, kitsch parfois, surprenant, drôle, ridicule, extrême et fascinant.
Le problème de la vraisemblance historique a été délibérément écarté. On n’allait pas faire du pastiche du 14ème siècle façon Viollet-le-Duc, une sorte de reconstitution médiévalisante. Le parti pris a été de créer un décor onirique où l’histoire peut se déployer à son aise.
Cela tient du carton pâte hollywoodien et du jeu vidéo, l’air de dire au téléspectateur, hé, n’allez pas prendre pour vérité historique cette saga ! On est dans le conte, le roman !
J’ai pouffé, bien sûr, devant la pseudo évocation de Château-Gaillard, où je guide assez souvent. On aurait pu filmer là-bas, mais, n’est-ce pas, à quoi bon ? Le décor imaginé a plus d’ampleur, plus de force que la crudité des lieux tels qu’ils sont.
Cet été j’évoquerai sans doute pour les francophones la détention de Marguerite de Bourgogne dans la forteresse. Tous les historiens ne sont pas d’accord sur le lieu exact de cette détention, ce qui est assez embarrassant, mais l’épisode figurant dans la série, cela le rend incontournable pour le guide, qui a modestement pour mission de divertir avant que d’enseigner.

La fontaine gelée

Fontaine gelée à Vernon Pourquoi dit-on glagla quand il fait froid ? Si c’était le bruit des dents qui claquent de froid clacla serait plus juste. Peut-être parce que ça sonne comme glacé, glaçon, dans un bégaiement de frisson ?
On a l’occasion de se poser ce genre de question existentielle depuis que le gel s’est emparé du paysage. Ah ! bien sûr, c’est beau, le matin quand le jour se lève, brumeux, rosé, sur des prairies couvertes de givre, le soir quand les étoiles scintillent plus brillantes que jamais dans le ciel noir. Mais la contemplation se fait furtive, un petit coup d’oeil et hop ! vite au chaud ! avant la morsure.
Dans la journée, la métamorphose est moins spectaculaire. Il faut s’approcher de la fontaine derrière la mairie de Vernon pour remarquer la parure nouvelle qui lui pousse à côté des jets d’eau. Les glaçons d’un blanc opalescent évoquent les rondeurs satinées des oeuvres de René Lalique, telles que le merveilleux décor de verre qu’il a créé pour la chapelle Notre-Dame de Fidélité à Douvres-la-Délivrande, dans le Calvados.

Calendrier de Giverny

calendrier 2009 GivernyJoyeux Noël, chers lecteurs !
La nouvelle année approche, aussi, pour vous remercier de m’accompagner tout au long des mois, permettez-moi de vous offrir ce calendrier de Giverny que j’ai préparé à votre intention.
Il est téléchargeable en format pdf, vous n’aurez plus qu’à l’imprimer sur votre plus beau papier. Si vous en avez sous la main je vous recommande le papier photo, le résultat est bien meilleur.
Ensuite, deux agrafes en haut et un petit bout de ficelle, et votre calendrier sera prêt à accrocher au mur !
Si vous préférez acheter un calendrier de Giverny tout fait, (et économiser votre encre par la même occasion) vous en trouverez un ici, avec les mêmes photos mais plus grand.
De belles fêtes à vous tous !

La place des clichés

Gondoles à VeniseVoici à un chouïa près la vue qu’avait Monet lors de son séjour à Venise. Un concentré de clichés ! Toutes les images que l’on peut avoir en tête sur la cité des doges sont là, les gondoles, les poteaux bicolores pour les amarrer, les palais les pieds dans le Grand Canal, la coupole de l’église au loin…
C’est le paradoxe des clichés : quand ils s’appliquent à nous, ils nous paraissent stupidement réducteurs et mensongers. Mais sitôt que nous voyageons, les clichés nous ravissent. Quelle joie de découvrir que les lieux touristiques sont tels que nous les imaginions ! Car le cliché sélectionne des détails distinctifs, ces choses que l’on ne trouve pas ailleurs et qui justifient le voyage.
Autant que les clichés ces caractères distinctifs ont la vie dure, même à l’heure de la mondialisation. Alors même s’il se fait rare chez nous de croiser quelqu’un portant le béret, il y a toujours des terrasses de café en France, de la baguette et des croissants dans les boulangeries. Et à Giverny le pont japonais au-dessus de l’étang aux Nymphéas attend les visiteurs du printemps prochain et leurs appareils photos. Ils en prendront des clichés qui ne feront que renforcer l’aspect emblématique et populaire du jardin d’eau de Monet.

Pointillisme d’automne

Mauves et fleurs d'automne à GivernyL’automne est la saison où l’aspect pictural des jardins de Monet se manifeste le plus.
Les floraisons à leur apogée émiettent de petites taches de couleurs pures à la manière pointilliste.
Contrairement aux tapis colorés des tulipes, à l’opulence des roses et des pivoines, les fleurs d’automne s’épanouissent en gros bouquets qui compensent la petitesse des corolles par leur multitude.
Dans ce recoin du clos normand on reconnaît des mauves au premier plan, et puis des cosmos, des gauras, des tabacs, des phlox, des sauges…
Elles n’ont jamais autant de volume qu’à l’arrière-saison, en septembre ou en octobre, et elles offrent cette sensation délicieuse d’avancer dans une mousse de pétales vibrante de lumière.

Parlez-vous le fenêtres ?

asters et hélianthe à Giverny en automneDepuis que les couleurs ont disparu à la fin novembre, le paysage est devenu gris et morne. Heureusement, pour changer de tout ce terne que l’on voit par la fenêtre -la vraie-, la petite fenêtre virtuelle regorge de fleurs plus éclatantes les unes que les autres. Il suffit de plonger. Mmmm ! Revoilà le bleu des iris, le jaune des hélianthes, le mauve des mauves.
S’il vous prend la fantaisie de vouloir retrouver ce bain de couleurs florales chaque fois que vous ouvrez votre ordi, vous cliquez droit sur la souris. Et voilà que vos fenêtres se mettent à vous faire des propositions rocambolesques. Voulez-vous « définir en tant que papier peint du bureau » ? Pardon ? Non, je n’envisageais pas de refaire la pièce en géranium, le papier peint du bureau me va très bien comme il est.
Ah ! Les joies du fenêtres ! Quand mon système était en anglais, je pensais que cela irait mieux en français. Erreur. Le fenêtres reste à tout jamais un idiome incompréhensible dont des millions d’utilisateurs perplexes s’efforcent de décrypter le sens.
Retour aux archives photographiques. Il faut le savoir, c’est une forêt où l’on grimpe aux arbres dans le sens de la descente. Un tronc, vous glissez, de grosses branches, vous glissez, voici de petites branches, des feuilles innombrables. Sans l’ombre d’un effort vous êtes arrivé tout en haut de l’arbre tout en bas de la page, comme Alice dévalant son toboggan.
J’ai beaucoup aimé grimper aux arbres autrefois. On est si bien en équilibre sur une branche à la hauteur des oiseaux. Au terme de l’escalade à la force des bras et des jambes il y a une satisfaction intense à parvenir au sommet.
Un peu le sentiment que l’on éprouve quand on a réussi à percer un idiotisme de fenêtres et à en obtenir ce que l’on voulait…

Le Palais des Doges

Le Palais Ducal, Claude Monet 1908, The Brooklyn MuseumCent ans après, c’est un jeu prenant de chercher les motifs de Monet à Venise. Le plus facile à trouver, c’est l’incontournable palais des doges. Il n’a pas pris une ride : les monuments ont l’avantage de bien vieillir, à grands coûts de ravalements et d’échafaudages.
Pour cette vue il semble que Monet se soit placé à peu près au milieu du Grand Canal. Il peignait depuis une gondole que le gondolier tâchait de maintenir au même endroit.
On imagine l’incongruité de cet esquif immobile au milieu du trafic sur le canal. On imagine les secousses et le balancement au passage des bateaux plus importants. Il fallait toute l’habitude de la peinture depuis une barque qu’avait Monet pour parvenir à travailler dans une embarcation aussi frêle.
Monet peignait le palais ducal dès 8 heures du matin, soit trois heures plus tôt que sur la photo.
L’ombre du tableau est plus marquée, et le soleil bas donne une lumière plus chaude.
Le palais des doges, Venise Le palais se reflète-t-il aussi somptueusement dans le grand canal au petit matin ? On cherche les reflets sur la photo.
Mais c’est le même ciel orné de nuages fins qui sert d’écrin à ce bijou de lumière.

Nuage de lait

nenuphar a Giverny Quand de gros nuages blancs traversent le ciel de Giverny, les nénuphars du bassin de Monet paraissent flotter dans du lait.
Métaphoriquement ce n’est pas si faux d’ailleurs, car le lait des vaches normandes trouve bel et bien son origine dans les cumulus.
Le processus qui relie les nuages au lait crémeux et tiède s’élabore en métamorphoses successives et surprenantes.
Il faudra que toute l’eau des nuages finisse par pleuvoir, par faire pousser l’herbe que brouteront les vaches, que ces dernières digèrent l’herbe et qu’elles en fassent du lait.
Quant à ce que deviendra ce lait et comment il finira par retourner dans les nuages, je vous laisse deviner la fin de l’histoire.

Centenaire du voyage de Monet à Venise

Claude Monet, palais Dario, Venise Kunsthaus Zurich 1908-1912Voilà tout juste cent ans, Monet rentrait de Venise au terme d’une campagne de peinture de plus de deux mois. Oh, bien sûr, au départ, il n’était pas vraiment dans ses intentions de travailler pendant son séjour dans la cité des doges, ni d’y rester si longtemps. Mais quand même, Monet avait pris la précaution d’expédier quelques caisses de matériel au cas où.
Pourquoi envoyer des châssis vierges, des brosses et des tubes de peinture dans une ville comme Venise, qui n’est pas un coin perdu de campagne ou de bord de mer, mais une ville bourrée de peintres où l’on pouvait se procurer tout cela ?
La réponse qui s’impose est que Monet avait ses habitudes et qu’il n’avait pas trop envie d’en changer. Malgré cette précaution il lui a tout de même fallu se rendre chez le marchand de couleurs pour se réapprovisionner après un mois de travail, comme le rapporte sa femme Alice dans une lettre le 1er novembre 1908.
Le portrait qu’Alice nous laisse de lui à travers sa correspondance avec sa fille Germaine pendant ce voyage est éloquent sur le chapitre des habitudes.
Monet s’oblige à des horaires de travail aussi rigoureux que la vie monastique, car le peintre alterne les motifs toutes les deux heures pour en rendre l’effet de lumière.
Le plus amusant, ce sont les habitudes alimentaires : Alice prie sa fille de faire venir de Vernon de la volaille, du beurre, de la marmelade d’oranges anglaise… Toutes ces provisions sont destinées à être consommées lors du séjour qu’elle et Monet feront chez Germaine sur le chemin du retour. Mais la date de ce retour, maintes fois pressentie, se voit sans cesse reportée, si bien que le poulet vernonnais arrive à Cagnes-sur-Mer bien avant les Monet…
Pour en revenir aux toiles, le peintre avait donc préparé un certain nombre de châssis de différentes tailles, qu’il a utilisés au gré de ses besoins au cours de son séjour. Les dimensions s’échelonnent de 55 cm pour la plus petite cote à 100 cm pour la plus grande.
Le palais Dario en 2008 Monet doit faire face à la diversité des motifs de Venise, tantôt éloignés, tantôt manquant de recul, et à la contrainte d’un matériel en quantité limitée.
Le livre Monet et Venise de Philippe Piguet (éditions Herrscher) qui vient d’être réédité à l’occasion des cent ans du voyage, présente la totalité des tableaux faits pendant le séjour.
Au fil des pages on « voit » Monet piocher dans sa provision, choisir une toile plus grande ou plus petite, la placer à l’horizontale ou à la verticale…
Plus question d’habitudes cette fois, mais de cet instant qui précède l’acte de peindre. Et c’est assez émouvant d’imaginer Monet juste avant qu’il ne pose la première touche de couleur sur la toile blanche, en proie aux préoccupations qui sont celles de tous les peintres, quelles dimensions donner à l’oeuvre, quel cadrage ? Cet instant où la toile est encore vierge devant lui. L’instant d’après, dès le premier coup de pinceau, il va en faire un Monet.

Merle

MerleLes merles ne sont pas des froussards.
On pourrait le penser, avec la manie qu’ils ont de paniquer dès que vous mettez un pied dans votre jardin. Systématiquement vous êtes salué de leur sonore cri d’alarme. Tous aux abris ! Danger XXL ! s’émeuvent-ils dans leur gloussant langage. C’est un peu vexant, et vous donne une légère mauvaise conscience chaque fois que vous allez cueillir un brin de persil. Vous dérangez.
Malgré ces apparences, disais-je, les merles n’ont pas froid aux yeux, leurs beaux yeux noirs cerclés d’or. Celui-ci était perché dans le jardin de Claude Monet en plein printemps, à deux mètres d’un flot quasi ininterrompu de visiteurs. C’est pas de la pure audace ?
A voir l’air un peu narquois qu’il affiche, on serait tenté de croire que sa témérité a été soigneusement calculée. Le merle s’est posé dans l’allée des clématites, assez loin de l’autre côté de la barrière pour être hors d’atteinte des dangereux prédateurs que nous sommes, comme le canard de Pierre et le Loup au milieu de sa mare.
Tout va bien. Ne perdons pas de temps, passons aux choses sérieuses : chantons.
Mais pour cela, il faut se percher un peu plus haut, sur les arceaux de la grande allée, par exemple. Gorge rebondie, bec grand ouvert, en avant les impros ébouriffantes.
Dans le silence de la saison froide, les vocalises du merle nous manquent.
Reprise des récitals en mars, d’après les annonces dans la presse spécialisée.

La bonne taille

pommier à GivernyQuand les feuilles des arbres sont tombées commence la période de la taille. On coupe le bois mort, on élimine les branches mal placées et on raccourcit celles qui sont trop envahissantes. Le but de l’élagage est de préserver la santé de l’arbre et la sécurité de ses abords tout en lui donnant un joli port. Éventuellement de favoriser sa production de fruits.
L’anglais a plusieurs mots pour parler de taille au jardin. Celle des arbres se dit to prune. Rien à voir avec les prunes (plums) mis à part qu’on ne fait pas ce travail pour rien ni pour une poignée de cerises. Mais les pruniers adorent qu’on les taille, les cerisiers non, allez savoir pourquoi les uns boudent et gomment et pas les autres.
Un autre verbe anglais pour tailler, c’est to clip. Selon les visiteurs de Giverny qui me l’ont appris, c’est le bruit que fait le sécateur : clip ! clip ! clip ! quand vous vous attaquez à la taille de vos buis, de vos topiaires ou de votre haie de lauriers pour les sculpter selon une forme déterminée. Ce faisant, vous leur donnez la bonne taille, en hauteur cette fois.
La bonne taille est une affaire de goût, de même que la longueur des cheveux. Qu’on taille haut ou court, comme chacun sait la bonne taille est celle où les pieds touchent le sol, et si ce n’est pas vrai je veux bien être pendue.
L’apprenti jardinier hésite quelquefois à manier la scie car la taille d’une branche a quelque chose de radical et de définitif qui fait hésiter. Il me semble que c’est ce qui a inspiré l’argot « tailler », se moquer avec un tel tranchant que la victime ne trouve rien à répliquer.
Cela me paraît plausible, mais je n’en mettrais pas ma main à couper.

Dentelle de Normandie

Dentelle ancienne Notre époque n’a pas inventé le bling-bling. Il faut croire que montrer qu’on a des sous est une nécessité de la nature humaine. Bien avant les yachts et les Rolex, le 17ème et le 18ème siècle ont eu la rage de la dentelle.
C’est somptueux, la dentelle. Celle que l’on produisait autrefois en Normandie est d’une stupéfiante finesse, avec des détails si minuscules qu’il faut la loupe pour les apercevoir. Chaque pièce est un chef-d’oeuvre de dextérité et de minutie.
Si la dentelle a été un tel must, c’est parce que c’est très beau et aussi parce que c’est très cher ; son prix en faisait la valeur, si j’ose dire, la marque du statut social.
Quand on essaie d’imaginer le prix d’une pièce de dentelle sous Louis XIII ou Louis XIV, on est généralement en dessous de la réalité. Un beau mouchoir que les élégants tenaient à la main valait 700 grammes d’or : 14 000 euros ! Plus précieux qu’un bijou.
Le prix horriblement élevé vient un peu de la cherté de la matière première, des fils de lin, de coton ou de soie très très fins et de la meilleure qualité, mais surtout de la main d’oeuvre et des intermédiaires. Même sans les charges, il fallait quand même payer les dentellières, et elles y passaient du temps, les pauvres.
La fabrication de la dentelle est d’une lenteur désespérante. 15 à 25 heures pour un centimètre, paraît-il, selon la difficulté du motif. Ce qui revient à dire qu’en une journée de 7 heures on fait entre 3 et 5 millimètres.
Elles ont été des dizaines de milliers à s’y atteler, à ce patient labeur de fourmi. Des armées de dentellières levées dans les provinces, puisque la fabrication de la dentelle portée à la ville par les riches était délocalisée à la campagne, notamment en Basse-Normandie. Et tous ces yeux et tous ces doigts agiles entraînés dès l’âge de la maternelle ont produit des flots de dentelles qui sont allés orner les cols, les poignets, les mouchoirs, et jusqu’aux carrosses et aux harnachements des chevaux.
Dans la course aux signes extérieurs de futilité et de richesse, les aristocrates du Grand Siècle sont allés très loin. Ils importaient tant de dentelles de Venise qu’ils en déséquilibraient la balance du commerce extérieur. Pour que tous ces beaux capitaux profitent à la richesse du royaume, Colbert a pris des mesures radicales. Il a fondé des manufactures royales de dentelles où l’on a d’abord copié ce qui se faisait de mieux en Italie, puis créé des points nouveaux hallucinants de délicatesse.

Il nous reste de ce prestigieux savoir-faire des noms célèbres : dentelle de Bayeux, Blonde de Caen, point d’Alençon… Les villes dentellières normandes se sont réunies dans une route des dentelles qui sillonne trois départements, allant d’Alençon, Argentan et La Perrière dans l’Orne à Bayeux, Courseulles et Caen dans le Calvados, avec un crochet par Villedieu les Poëles dans la Manche.
Au fil des musées on se familiarise avec les techniques, dentelles à l’aiguille, aux fuseaux ou au filet. Et l’on reste soufflé par les jonchées de pivoines et de roses que les dentellières ont fait naître du bout de leurs doigts, et qui témoignent encore aujourd’hui de la maîtrise absolue qu’elles avaient de leur art. Celles qui savaient créer ces merveilles avaient plus de prix que les personnes qui les ont portées.

Je crois que la dentelle photographiée ci-dessus est normande, mais sans en avoir la certitude. Si vous pouvez m’aider à la localiser, un grand merci d’avance.

Cher lecteur, ces textes et ces photos ne sont pas libres de droits.
Merci de respecter mon travail en ne les copiant pas sans mon accord.
Ariane.

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