Collection photographique

escargotD’où vient donc ce goût de l’espèce humaine pour la collection d’images ? Des collections de joueurs de foot aux héros de dessins animés, les enfants y engloutissent leur argent de poche (j’ai toujours pensé que Pokemon était en fait la contraction de pocket money).
Les adultes les plus fortunés craquent de même, pour des tableaux, comme les enfants ils y mettent tout leur sérieux et se justifient en pensant qu’ils investissent.

Le goût de la collection est présent également du côté des faiseurs d’images. Les peintres ont tendance à décliner des thèmes, encore et encore, approfondissant leur travail à chaque nouvelle toile.
Monet est caractéristique de cette façon de procéder. Plus que dans les séries, c’est dans sa répétition interminable du motif des nymphéas qu’il révèle sa quête.

Les photographes n’échappent pas à la collectionnite. Rien de plus facile avec un appareil photo que de se laisser fasciner par la déclinaison d’un même motif, parfois tout à fait insolite.
J’ai connu une photographe qui s’intéressait aux plantes qui poussent dans des fissures, envers et contre tout. Une autre qui captait les reflets offerts par les miroirs qui aident les automobilistes à sortir de leur garage. Un livre entier qui présentait Paris vu dans des flaques.

Ce qu’on aime dans les collections, c’est que c’est semblable et différent à la fois. Comme les visages humains, peut-être.
C’est qu’on peut y assouvir un désir de classement, qui nous donne l’illusion de contrôler quelque chose.
Et un désir d’accumuler, tout à fait redoutable.

En déambulant dans les jardins de Monet, je me suis mise à photographier les escargots. J’ai retrouvé la sensation joyeuse de ramasser, toute petite, des coquillages sur la plage.
Regardez celui-ci, un vrai travail d’artiste. Les spirales ont manifestement été tracées par quelque main mystérieuse. L’harmonie des couleurs est confondante. A quoi sert tout cela ?
Ce que j’aime chez les escargots, c’est leurs acrobaties sur les feuilles, surtout les très petits. J’essaie d’imaginer leur vision du monde. Ils sont face au même environnement que nous, mais ils l’appréhendent si différemment.
Et puis, j’aime leur absurde lenteur. Comment peut-on être si lent ? Vivre à ce point au ralenti ? Dans notre monde où tout va si vite qu’on ne voit même plus les images qui défilent de chaque côté, leur lenteur m’attire comme la suprême sagesse.
Je vais photographier les escargots pour le plaisir, mais je ne vous embêterai pas trop avec ça. C’était juste pour dire que, pour s’interroger sur le sens de la vie, la beauté du monde, la place de l’homme dans la nature, il n’y a pas que les nymphéas.

Oasis

Rue du Gros-Horloge, RouenA Rouen, le cadran du Gros-Horloge est entouré de quatre petits oeil-de-boeuf. Le regard est tellement happé par la majesté et les dorures de l’énorme pendule qu’il ne remarque pas ces baies discrètes sur les côtés. De l’intérieur, on a l’impression de regarder la rue à l’oeilleton.
C’était un de ces jours de janvier où Rouen se caricature elle-même, s’appliquant à mériter son surnom de pot-de-chambre de la Normandie. Ce n’est pas de la médisance de ma part : les Rouennais eux-mêmes se sont décerné ce titre, à la façon de Cyrano de Bergerac se servant, avec assez de verve, sa tirade des nez.
Le sobriquet se déclinait au début du siècle dernier sur de nombreuses cartes postales réputées humoristiques. D’énormes vases de nuit déversaient des trombes d’eau sur les passants qui se hâtaient sous leurs parapluies.
Les pots-de-chambre ne sont plus, mais la pluie est restée. Bon, et alors ? Les Normands font semblant de râler, mais je crois que dans le fond, ils aiment bien la douceur humide de leur climat.
Ce jour-là, donc, les parapluies fleurissaient au-dessus de la foule qui se presse à toute heure dans la rue du Gros-Horloge, la plus ancienne voie piétonne de France, paraît-il. Mais, vus d’en haut, les parapluies paraissaient tout petits, surpassés par ceux qui abritaient l’éventaire du fleuriste.
Dans la chaude lumière qui dorait les fleurs, l’étal végétal contrastait avec le gris froid et minéral tout autour. Toutes les couleurs du printemps semblaient s’être réfugiées là, et d’en haut, à travers la vitre, on avait l’illusion de sentir le parfum des fleurs, aussi réconfortant que la vue d’une palmeraie au milieu du désert.
C’était comme une oasis, une oasis inscrite dans la lettre O de l’oeilleton.

Avenue des amoureux

Louviers, avenue des amoureuxCette belle rue bordée d’arbres impeccablement alignés porte un fort joli nom : l’avenue des amoureux. Elle se trouve à Louviers, où elle relie le centre ville à la périphérie, en l’occurrence la forêt située sur le coteau. Louviers s’étend en contrebas, le long de la rivière, dans la vallée de l’Eure.
J’ignore ce qui a valu sa dénomination à cette voie ; j’aime imaginer qu’elle vient des couples d’amoureux qui passaient, main dans la main, sous les ombrages, et se dirigeaient vers d’accueillants sous-bois.
Y passent-ils encore ? En tout cas l’avenue a donné son nom à tout le quartier. Et j’aime bien l’idée de cet amour qui déborde de sa rue et se répand tout autour.
L’avenue des amoureux n’est pas luxueuse, la chaussée a ce graphisme propre aux rues soigneusement entretenues, qui paraissent joliment rapiécées, comme un patchwork : c’est que les amoureux ne roulent pas toujours sur l’or, mais qu’ils vivent d’amour et d’eau fraîche.
Si j’habitais Louviers, j’aimerais avoir une adresse avenue des amoureux. Dans le quotidien de la vie, le mot doux surgirait au détour d’un formulaire à remplir, accrocherait un sourire aux lèvres de mes correspondants, irait folâtrer dans les administrations jusque sur l’écran de mon percepteur, donnerait de l’espoir aux esseulés, mettrait un peu de baume au coeur des expéditeurs de faire-part.
Habiter là, ce serait une façon de se placer trois cent soixante-cinq jours par an sous le patronage de Saint-Valentin. Je vous souhaite de l’avoir tendrement fêté aujourd’hui.

On pleure un saule

Reflet de saule dans l'étang de MonetJe ne suis pas tout à fait sûre que le saule qui se mire ici est bien celui à droite vu de la rive opposée, qui avait jauni le premier à l’automne dernier, offrant de magnifiques reflets d’or autour des derniers nymphéas. Si ce n’est lui, c’est son frère, car il sont trois alignés sur le bord de l’étang de Monet côté route. C’est ce qu’avait voulu le peintre : un panneau de l’Orangerie intitulé « trois saules » les prend pour motif.
Cet automne précoce ne laissait rien augurer de bon, et il n’est pas certain que l’arbre puisse être sauvé, malgré les bons soins qui lui ont été prodigués aussitôt. Quand je suis passée la semaine dernière, il avait subi une taille sévère.
Votre coiffeur, s’il a le sens des affaires, vous l’a sans doute déjà dit : une bonne coupe redonne du tonus à vos cheveux. Il semble qu’il en aille de même pour les saules.
En Normandie, les saules qui ne sont pas pleureurs, les saules à osier donc, dont les rameaux se dressent en cette saison, orange vif, comme la crête d’un punk, sont régulièrement rabattus et finissent par former ce que l’on nomme des trognes. Leur tronc se termine en tête boursouflée pleine de caractère.
Il reste quelques-uns de ces très vieux saules à Giverny le long du Ru, tout près de la propriété de Monet, entre le parking et le jardin d’eau. Ils ont sans doute connu Monet, et méritent un coup d’oeil. Leur circonférence est impressionnante, leur santé aussi.
J’espère que leur cousin moins en forme va se remettre grâce à son traitement de choc. Si ce n’est pas le cas, il faudra l’abattre et le remplacer, quelle désolation. Couper un saule pleureur, ce serait vraiment trop triste.

Place aux places

Collégiale de VernonA Vernon, la collégiale émerge des toits des maisons voisines qui la cernent sur trois côtés, et la rendent difficile à bien voir.
Le plan du quartier n’a guère changé depuis le Moyen Âge, quand les maisons se serraient autour de l’église.
Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’idée de dégager la vue vers les monuments en ouvrant des places et des perspectives s’est imposée.
Dans de nombreuses villes de Normandie, les destructions avaient fait leur oeuvre, on a pris soin de ne pas reconstruire trop près. Caen en est le meilleur exemple.
A Vernon, le quartier autour de l’église a été préservé, le lacis de ruelles est intact ou presque, si bien que la seule vue dégagée est celle que l’on a face au portail ouest, depuis la mairie.
L’hôtel de ville lui-même se dresse tout seul dans son îlot. Le maire qui l’a fait bâtir, Adolphe Barette, a eu l’intuition qu’il fallait faire de la place autour. C’est le vide qui donne de la grandeur aux monuments.

L’étang gelé

Bassin de Monet à Giverny, l'hiverC’est une lumière gris-mauve qui baigne le bassin de Claude Monet en hiver, les jours où le soleil hésite longuement à paraître, embusqué derrière des épaisseurs vaporeuses.
Les dernières feuilles de nymphéas violacées se sont laissé prendre par la glace qui recouvre presque entièrement l’étang de Giverny.
Il y a dans ce ton sur ton comme une douceur secrète, une atmosphère de Grand Meaulnes, d’entre-deux, qui pourrait paraître triste si elle n’était pas aussi propice au rêve.
Quand le froid pétrifie la surface des choses, le jardin se met en latence.
On le sent qui songe, une pensée confuse sourd des profondeurs et vient s’accrocher aux branches dénudées, flottant à la surface de l’eau et des parterres gelés.
L’étang immobile laisse couler le temps de l’hiver, tandis que le soleil invisible poursuit néanmoins ses rondes.
Avec patience, le jardin attend.

Le Déjeuner sur l’herbe

De haut en bas : Les Promeneurs, Claude Monet, 1865, National Gallery of Art, Washington D.C. huile sur toile 93,5cm x 69,5cm.
Étude pour le Déjeuner sur l’herbe, Claude Monet, 1865, Moscou Musée Pouchkine, huile sur toile 130 x 181cm.
Le Déjeuner sur l’herbe, Claude Monet, 1865, fragment gauche, Paris musée d’Orsay, huile sur toile 4,18m x 1,50m.
Le Déjeuner sur l’herbe, Claude Monet, 1865, fragment central, Paris musée d’Orsay, huile sur toile 2,40m x 2,17m.

Les Promeneurs, Claude Monet, 1865, National Gallery of Art, Washington D.C. 93,5cm x 69,5cm L’exposition du Grand-Palais aura permis de rapprocher quatre oeuvres de Claude Monet qui ne s’étaient plus retrouvées ensemble depuis longtemps : le Déjeuner sur l’herbe du musée Pouchkine à Moscou, les fragments conservés du Déjeuner sur l’herbe qui se trouvent au musée d’Orsay, et une étude de personnages grandeur nature intitulée Les Promeneurs conservée à la National Gallery of Art de Washington.
L’ensemble, avec ses toiles parfois tronquées de différentes dimensions, est assez déroutant.

Début 1865, le jeune Monet n’a que 24 ans quand il se lance dans un projet ambitieux : peindre une toile monumentale de 4,65 mètres de haut et plus de 6 mètres de large dans le but de l’exposer au Salon. Si le tableau est accepté par le jury de l’Académie des Beaux-Arts, grâce à ses dimensions colossales, le jeune peintre est assuré qu’il sera remarqué au milieu des quelque 4000 oeuvres accrochées du sol au plafond aux cimaises du Palais de l’Industrie. Et si la critique est positive, ce seront des commandes, et le début de la gloire.
L’idée de ce déjeuner sur l’herbe géant est tout à la fois d’une audace folle et d’une complication extrême.
Risquée, parce que Monet n’a pas une grande expérience. Il n’a pas des dizaines de toiles représentant des figures à son actif. Verra-t-il le bout de cette grande machine ? Comment s’y prendre pour trouver des modèles qui acceptent de poser pour les figures ? Et comment concilier le credo de la nouvelle génération « réaliste » à laquelle il appartient, la nécessité de peindre sur le motif, en plein air, dans la lumière naturelle, avec les impératifs d’une oeuvre aux dimensions monumentales, et donc très difficile à transporter ?
Étude pour le Déjeuner sur l'herbe, Claude Monet, 1865, Moscou Musée Pouchkine, huile sur toile 130 x 181cm.
Si Monet arrive au bout de ses efforts, rien ne dit que l’oeuvre plaira au jury du Salon, garant de la tradition, car le sujet choisi ne manque pas de provocation. On a un peu de mal à percevoir aujourd’hui ce que ces gens chics en train de pique-niquer en forêt peuvent avoir de choquant, et pourtant ! En 1865, les grands formats sont réservés à la peinture représentant des scènes issues de l’histoire sainte, de la mythologie ou de l’Histoire, tandis que les scènes de la vie quotidienne, dites scènes de genre, entendez genre mineur, sont bien moins haut sur l’échelle des valeurs et donc réalisées dans des formats plus modestes. La célébration des loisirs bourgeois est du nombre.
Il y a quelque chose d’iconoclaste chez Monet, une nature rebelle qui fait à son idée et ne cherche pas à se conformer aux attentes. Nul doute qu’il a apprécié à sa juste valeur l’effet de scandale produit en 1863 par une autre scène de pique-nique signée Edouard Manet, mêlant femmes nues et bourgeois vêtus, qu’on nomme alors Le Bain.

Au printemps et à l’été 1865, avant de se lancer dans le très grand format, Monet travaille son sujet comme on lui a appris à le faire. Il séjourne longuement à Chailly, et il exécute en forêt de Fontainebleau des dessins préalables ainsi que des études fragmentaires à l’huile, d’après nature, comme le couple des Promeneurs. Puis ce seront des esquisses poussées de la composition d’ensemble, dont il reste la toile du musée Pouchkine, faite en atelier à l’automne.
Peu d’oeuvres nous sont parvenues de ce travail préliminaire. Dans ses jeunes années, Monet, très désargenté, a fait l’objet de nombreuses saisies d’huissier. Tombées dans des mains indifférentes, ce sont probablement des centaines de toiles qui ont été perdues ainsi.
Le Déjeuner sur l'herbe, Claude Monet, 1865, fragment gauche, Paris musée d'Orsay, huile sur toile 4,18m x 1,50m Le peintre a été contraint d’en laisser d’autres en gage. Tel a été le sort de la version définitive du Déjeuner sur l’herbe. Monet la transporte dans ses affaires pendant treize ans. En 1878, incapable de payer le loyer de sa maison d’Argenteuil, il laisse l’immense toile au propriétaire, un menuisier du nom de Flament. Qu’en auriez-vous fait ? Ce monsieur l’a démontée de son cadre, l’a roulée et descendue dans sa cave.
Monet n’aura les moyens de payer sa dette, c’est-à-dire de régler son loyer au menuisier, que six ans plus tard. Il récupère alors son tableau qui, hélas ! n’a pas trop bien supporté le séjour prolongé à l’humidité. Les bords et l’extérieur du rouleau en sont moisis, irrécupérables. C’est Monet lui-même qui découpera la toile pour sauver ce qui peut l’être. Les deux grands fragments resteront en sa possession jusqu’à sa mort. Ils rejoindront les collections d’Orsay chacun de son côté, soixante ans plus tard.

La toile du musée Pouchkine, rapprochée de celles d’Orsay, donne une idée de l’ampleur de la composition. Douze personnes, cinq femmes et sept hommes, qui s’apprêtent à déjeuner sur l’herbe en forêt, sont saisies dans des attitudes nonchalantes et naturelles, dans la belle lumière qui filtre à travers les branches.
Le Déjeuner sur l'herbe, Claude Monet, 1865, fragment central, Paris musée d'Orsay, huile sur toile 2,40m x 2,17mFrédéric Bazille, grand ami de Monet, a posé trois fois, pour l’homme de gauche, pour celui du milieu et pour l’homme à demi étendu au premier plan, aux jambes interminables.
Impossible de se tromper : avec ses 1,88m, à l’époque Bazille fait figure de géant. Monet, à titre de comparaison, mesure 1,65m. Pour une échelle de valeurs contemporaine, il faudrait rajouter à chacun 10cm.
Bazille s’est fait prier pour venir, mais il se montre ensuite d’une grande patience. Ce n’est pas la seule fois où Monet fera poser le même modèle à plusieurs reprises dans un tableau, au mépris de la vraisemblance. Sans doute que celle-ci lui importe peu, seule compte la peinture, déjà.
On reconnaît aussi Gustave Courbet dans l’homme à la moustache en crocs. Il remplace un camarade d’atelier, Albert Lambron des Piltières, qui figurait dans le tableau de Moscou.
Camille est sans doute l’une des dames, tandis que la femme qui porte la robe à pois posera encore l’année suivante pour Femmes au jardin, avec la même robe.

L’exposition permettait de comparer l’état d’achèvement des différentes oeuvres de cet ensemble. Par rapport aux attentes de l’époque, il est clair que Monet avait encore beaucoup de travail avant d’avoir un tableau dont l’état puisse être jugé acceptable par le jury du Salon. Les vêtements, en particulier, auraient demandé encore de nombreuses heures de travail. Ils sont tout juste mis en place par de larges traits de brosse où tranchent les rouges et les bleus stridents.
Est-ce vraiment Courbet, comme on le dit, qui a découragé Monet de finir son chef-d’oeuvre ? Le jeune peintre y serait arrivé, c’est certain. La Femme à la robe verte, peinte en quatre jours après avoir renoncé à présenter le Déjeuner sur l’herbe au Salon, prouve assez sa maîtrise des matières, des drapés. Et la monumentalité n’était pas pour effrayer Monet, lui qui allait se lancer dans des Grandes Décorations démesurées au soir de sa vie.
Face à ce navire qui n’est pas arrivé au port, face à ces toiles où se lisent les difficultés de l’existence du jeune peintre, on ne peut qu’avoir des regrets.

Restent, malgré tout, ces extraordinaires morceaux de peinture, tellement grands que le spectateur entre dedans et se met à respirer l’air du sous-bois mêlé à l’odeur appétissante du pâté en croûte. Le petit chien jappe, attendant sa part du festin.
Tout paraît prendre vie dans cette scène où pourtant tout est posé et calculé de façon à faire valoir l’art de Monet. Je sais tout faire ! clame le jeune peintre, les figures, les natures mortes, les animaux, les paysages… C’était vrai. Pourquoi a-t-il douté ?

Aura

Claude Monet, Nymphéas rouges, (détail) vers 1914-1917, huile sur toile 180cm x 146cm, Fine Arts Museum of San FranciscoClaude Monet, Nymphéas rouges, (détail) vers 1914-1917, huile sur toile 180cm x 146cm, Fine Arts Museum of San Francisco

Fin de l’expo Monet à Paris, expo de tous les records, la plus visitée depuis 40 ans, record absolu de fréquentation en quatre mois : 913.064 visiteurs, annonce-t-on.
Ce week-end, vous le savez, les galeries du Grand Palais ne fermaient même plus la nuit, pour accueillir tous ceux qui ont fini par se décider sur le tard.
En effet, il y a de quoi avoir des réticences, des résistances même, à passer sous les fourches caudines de ces méga expos, attente interminable, foule à l’intérieur. Mais c’est inévitable, l’un ne peut aller sans l’autre. Si l’on veut rassembler un grand nombre de toiles de maîtres appréciés du public, comme cela a été le cas au Grand Palais avec 175 tableaux de Monet, soit 9% de la production du peintre, le coût de l’exposition impose la fréquentation excessive.
Je n’aime pas trop le Grand Palais, je préfère l’ambiance intimiste du musée Marmottan, par exemple, ou du musée des Impressionnismes de Giverny. Mais j’ai adoré voir et revoir tous ces merveilleux Monet réunis à Paris, certains appréciés ailleurs déjà, d’autres découverts pour la première fois en vrai.
Ils avaient l’air de se retrouver comme de vieux amis, des cousins réunis à l’occasion d’une grande fête de famille, avec cet air de ressemblance qui caractérise les oeuvres sérielles ou itératives de Claude Monet.
Ils dialoguaient sur les murs. Le tondo de Vernon avait retrouvé le tondo de Saint-Etienne, pareils à une paire de lunettes dans leur coin de salle.
Terrasse à Sainte-Adresse, superbement éclairé, éclatait de tous ses verts canard et rouges vermillon.
Camille tourbillonnait dans le contre-jour comme une apparition, déployait de toile en toile ses robes somptueuses, avançait au milieu des fleurs.
Le soleil montait et descendait dans le ciel, offrant toutes les lumières de la côte normande.
On se laissait porter par le flux de cette carrière picturale hors du commun, la fraîcheur des premières notations d’effets dans la forêt de Fontainebleau, la quête obstinée de la variation au mitan de la vie, jusqu’aux rêveries monumentales des Nymphéas.
A l’heure où toutes ces oeuvres sont accessibles à volonté sur internet, reproduites à l’envi dans les livres et sur tous les supports, qu’est-ce qui pousse les visiteurs à braver le froid de l’hiver pour venir les voir en vrai ?
C’est qu’ils savent que le jeu en vaut la chandelle. Qu’ils vont aimer les tableaux, ceux qu’ils connaissent bien et ceux qu’ils verront pour la première fois. Et que, même si c’est merveilleux de vivre à une époque où la reproduction en couleurs est diffusée librement, rien ne remplace le face à face avec l’oeuvre. La proximité, le détail, la vision du geste du peintre, et puis la distance, la vue d’ensemble de l’oeuvre dans son format, mesuré ou immense.
Philippe Dagen, dans Le Monde, parle de « pure volupté visuelle ».
Les oeuvres rayonnent de toute leur matière, elles vibrent d’ondes de couleurs.
Elles ont une présence. Une aura.

Rois mages

Collégiale Notre-Dame du Grand Andely, Vitrail de l'enfance du Christ, Adoration des mages, vers 1510-1520Collégiale Notre-Dame du Grand Andely, Vitrail de l’enfance du Christ, Adoration des mages, 1510-1520

Combien de galettes des rois avez-vous partagées depuis le début du mois ? Un certain nombre, j’imagine. Il est même difficile de trouver d’autres pâtisseries chez les boulangers.
On n’est pas très sûr que les mages étaient rois, on est même plutôt sûr du contraire. Mais l’iconographie religieuse a popularisé le motif des rois mages avec leurs couronnes, comme sur ce vitrail du 16e siècle qui se trouve dans l’église Notre-Dame du Grand Andely.
L’image en est plus parlante : agenouillé, sa couronne à la main, le roi Melchior fait preuve d’une humilité qui frappe les esprits. Il porte de riches vêtements de pourpre et d’hermine, marque de sa richesse et de sa puissance, tandis que l’Enfant est nu.
Derrière lui, Gaspard et Balthazar attendent leur tour. Et dans le coin gauche, derrière Marie, l’étoile qui les a guidés brille.
Comme souvent, le maître-verrier s’est librement inspiré de la Légende dorée de Jacques Voragine.

Le premier des Mages s’appelait Melchior, c’était un vieillard à cheveux blancs, à la longue barbe. Il offrit l’or au Seigneur comme à son roi, l’or signifiant la Royauté du Christ.
Le second, nommé Gaspard, jeune, sans barbe, rouge de couleur, offrit à Jésus, dans l’encens, l’hommage à sa Divinité.
Le troisième, au visage noir, portant toute sa barbe, s’appelait Balthazar ; la myrrhe qui était entre ses mains rappelait que le Fils devait mourir.

Pour l’instant, il va très bien, le Fils. C’est un beau bébé joufflu et souriant qui a l’air bien plus grand et plus éveillé qu’un nouveau-né. C’est normal, il est supposé avoir entre un et deux ans.
On a tendance à télescoper les deux histoires, celle de la Nativité avec le bébé dans sa crèche, et celle des Rois. Mais, selon la Bible, il s’est passé des mois entre les deux. Marie a eu le temps de se remettre de l’accouchement pendant quarante jours, Jésus a été présenté au temple, puis avec Joseph tous trois sont rentrés à Jérusalem.
Pendant ce temps, les mages cheminaient, venus des confins du monde connu, à la poursuite d’une étoile. A la recherche d’un nouveau-né divin.
Ce que représente le vitrail, c’est l’aboutissement de ce pèlerinage. La fin de la quête, de l’attente. La rencontre avec le Christ, un face à face extraordinaire.
Il nous est donné de ressentir un peu de leur émotion lorsque l’enfant paraît, après des mois de désir et d’attente. Dans les regards profonds et graves des nouveaux-nés, tout juste arrivés de l’autre côté du miroir, flotte encore quelque chose de l’être immatériel qu’ils ont été. Avant qu’ils n’acquièrent la parole et le souvenir, tandis qu’ils ne sont pas encore tout-à-fait de ce monde, « ce sont tous de petits anges du ciel. » (Ermanno Olmi)

Epicène

Jacinthe, GivernyLes jacinthes embaument déjà en pot dans les maisons, avant de fleurir dès la fin mars dans les jardins. Leur parfum est si capiteux qu’on le croirait formulé tout spécialement pour réveiller les insectes engourdis par l’hiver. Pour les humains, c’est un avant-goût de printemps en bleu blanc rose.
La jacinthe doit son nom, dit-on, au malheureux Hyacinthe, héros de la mythologie grecque, dont dérive un prénom épicène, m’informe l’encyclopédie en ligne que j’ai consultée.
Épicène ? Ça cause riche, les encyclopédies, puisque aussi bien on est là pour apprendre et que les explications sont infatigablement à portée de clic.
Donc, un prénom qui peut être attribué aussi bien à un garçon qu’à une fille, formulé tout spécialement pour les parents qui n’arrivent pas à se décider sur la couleur de la layette. Un prénom mixte, pour parler comme tout le monde.
Je ne sais pas si vous connaissez des tas d’Hyacinthe, je ne crois pas en avoir jamais croisé un seul, sauf me semble-t-il dans Ces dames aux chapeaux verts de Germaine Acremant, publié en 1937 et réédité en 1961 dans la Bibliothèque verte. Bref, ça date. En revanche, j’ai rencontré sans le savoir beaucoup de personnes au prénom épicène, des Dominique, des Camille, et bien sûr des Claude.
A en croire les susnommés, c’est parfois pratique d’avoir un tel prénom, et parfois embêtant. Claude Monet, pour sa part, ne semblait pas gêné par la mixité de son deuxième prénom, qu’il préférait à celui d’Oscar.
Beaucoup de noms de professions sont également épicènes. Secrétaire, par exemple. Ou peintre.
A l’époque où j’étais une lectrice assidue de la bibliothèque verte, les enseignants nous conseillaient de dire au féminin « femme-peintre ». Ça sonne bizarre aujourd’hui, non ? « Une peintre » passe mieux.
Du temps de Monet, on utilisait couramment le terme de « peintresse ». Il est devenu risible au 21e siècle, même pas sûr qu’il soit encore dans le dico. Mais Monet n’y met pas de sarcasme quand, de son hôtel du cap d’Antibes, il annonce à sa femme :

Tous les jours il y a de nouveaux arrivants, des peintres et peintresses.

Le sarcasme est plutôt dans ce qui suit :

Il me faut prendre courage et supporter la société qui est ici, de fameux idiots : la nourriture est heureusement excellente.

Si la nourriture avait été moins bonne, les fameux idiots auraient fini par faire décamper Monet, et l’histoire de l’art en eut été changée.

Palais de Justice

Palais de justice de RouenL’aile nord du palais de justice de Rouen, dite aile royale, est contemporaine du Bureau des Finances et du portail principal de la cathédrale : tous trois ont été commencés en 1509 par le même maître de l’oeuvre, Rouland le Roux.
Tandis que dans un souci d’harmonie la cathédrale est poursuivie en style « moderne », c’est-à-dire en gothique flamboyant, le bureau des Finances adopte un style « à l’antique » qu’on nommera plus tard renaissant. Pour l’Echiquier de Rouen, Rouland le Roux trouve une sorte de moyen terme. C’est un style qui mêle le vocabulaire du gothique et de la Renaissance.
Les gargouilles, par exemple, arrivent tout droit du Moyen Âge, de même que les gâbles à fleurons, les pinacles, les niches ornées de dais. Mais les ouvertures en ogive du gothique prennent ici la forme d’accolades, s’ouvrent largement pour accueillir des fenêtres à meneaux, ou deviennent fantaisistes dans la tourelle.
Et si vous agrandissez la photo, vous pourrez admirer la magnifique balustrade à la base du toit, où chaque cercle s’orne d’une rose qui ne doit plus rien au gothique.

Auguste Vacquerie

Caricature d'Auguste Vacquerie par Claude Monet Au début de sa carrière, Monet s’est adonné à la caricature. Adolescent, il avait déjà une solide réputation dans le portrait-charge, qu’il vendait jusqu’à 20 francs, une somme qui lui paraissait conséquente. Plus tard, quand, parvenu au faite de la gloire, il est revenu sur sa jeunesse pour les journalistes qui l’interrogeaient, Monet s’est volontiers souvenu d’avoir croqué maîtres et notables havrais. Il s’est moins vanté d’avoir copié, pour s’entraîner, les caricatures publiées dans les journaux satiriques de l’époque.
Voyez, à droite, le portrait d’Auguste Vacquerie exécuté par Monet. On retrouve son modèle ci-dessous dans le Panthéon des gloires contemporaines, ou Panthéon Nadar, un « poster » best-seller de 1854 dû au crayon de… Nadar. Oui, Nadar, le célèbre photographe aux talents multiples, au caractère généreux, fougueux, à la vie mouvementée digne d’un roman de Dumas.
Nadar a commencé comme caricaturiste, lui aussi. La notoriété lui est venue avec la publication en quatre grands feuillets lithographiés d’un cortège imaginaire composé de centaines d’hommes célèbres de l’époque. En voici un détail, à gauche.
Parmi tous les lecteurs qui se bidonnent de voir les personnalités guignolisées, figure le jeune Monet, qui lit sans doute par-dessus l’épaule de son père. Il n’a que treize ans.
Monet a repéré parmi tous ces peoples une tête qu’il connaît : celle d’Auguste Vacquerie. Il la copie d’un trait sûr. Mais la charge de Monet est un peu plus appuyée, plus sèche, on n’y retrouve pas cette humanité qu’y a mis Nadar.
J’ai photographié ces documents à la Maison Vacquerie – Musée Victor Hugo de Villequier, surprise de voir qu’il existait un lien, ténu certes, mais attesté, entre ces deux géants de la littérature et de la peinture, Hugo et Monet.
Ce trait d’union, c’est ce fameux Auguste Vacquerie que voici.
Si le nom de Vacquerie vous dit quelque chose, c’est sans doute parce que son frère Charles a épousé la fille de Victor Hugo, Léopoldine, avec laquelle il a péri dans un accident de bateau qui ne devait rien, on l’a vu, au mascaret.
J’imagine qu’Auguste s’est culpabilisé de leur fin tragique : c’est lui qui les avait fait se rencontrer. Quelques années plus tôt, alors qu’il était étudiant à Paris, Auguste s’était payé le culot d’envoyer des vers à Victor Hugo, auquel il vouait une immense admiration. Hugo s’est montré plus que sympa avec son jeune fan : il l’a invité à dîner chaque semaine, en compagnie du copain d’Auguste, un certain Paul Meurice.
Détail du Panthéon NadarMalgré la génération d’écart, une solide amitié s’est nouée. Auguste, fidèle d’entre les fidèles, suivra Hugo en exil à Jersey. Belle abnégation !
C’est peut-être vers cette époque que Monet le rencontre, ou même avant. Là, on se concentre, c’est un peu plus compliqué. Auguste Vacquerie est le fils d’un armateur du Havre. Sa soeur Marie-Arsène (charmant prénom !) vit au Havre et fréquente une autre famille d’armateurs, les Lecadre. C’est chez les Lecadre qu’habitent les Monet. Marie-Jeanne Lecadre, la « tante Lecadre » de Monet, est la demi-soeur du père de Claude.
Tout exilé de coeur qu’il soit, Auguste Vacquerie vient quand même parfois faire un coucou à sa soeur au Havre, qui, sans doute, en profite pour le sortir un peu dans le monde.
Marie-Arsène a un fils qui les accompagne chez les Lecadre. Il se nomme Ernest, et, en plus d’être copain avec Claude et son frère Léon, il tombe amoureux de, puis épouse Marie-Armande Lecadre.
Tout au long de sa vie, Monet va entretenir une correspondance avec cette cousine. Le musée de Villequier présente l’une de ces lettres envoyées de Giverny, parmi de nombreuses autres qui font état d’invitations réciproques à Giverny et à Villequier, maison de campagne des Vacquerie. Il n’est pas impossible que Monet y soit venu en visite.
Peut-être que cette connexion étonnante entre les deux familles serait restée dans l’ombre sans le travail du conservateur du musée de Villequier qui a imaginé de présenter ces différents documents. Je crois y reconnaître, sans en avoir la preuve formelle, la patte de Sophie Fourny-Dargère, actuelle conservatrice de Villequier et des maisons Corneille de Rouen et Petit-Couronne. Madame Fourny-Dargère est l’auteur d’une monographie sur Claude Monet, et elle a laissé un souvenir impérissable à Vernon, dont elle a dirigé le musée pendant près de vingt ans.

Du grain à moudre

Carte postale ancienne, Travaux des Champs à Giverny Cette photo est extraite de l’excellent petit recueil « Giverny en cartes postales anciennes » édité en 1992 par l’association les Amis de Giverny. On y parcourt tout le village à l’époque de Monet : c’est dire l’intérêt de ces documents.
Sur cette photo, donc, on peut observer les paysans de Giverny en train de façonner deux énormes meules dans le clos Morin, là-même où Monet a pris son motif pour la série des Meules quelques années plus tôt. On reconnaît à gauche la mairie de Giverny. Aujourd’hui, quand on se trouve au musée des Impressionnismes ou sur son parking, on est dans l’ancien clos Morin.
Ce qui frappe, c’est la dimension colossale de ces constructions éphémères. L’échelle est donnée par les deux hommes et par le cheval. La meule doit bien faire sept ou huit mètres de haut. Impressionnant, n’est-ce pas ?
L’autre aspect remarquable, c’est la netteté de la meule, sa structure architecturée. Pourquoi les agriculteurs se donnaient-ils tout ce mal ? Parce que c’était là leur trésor annuel, le blé de toute une saison.
Pour parler des toiles de Monet, il convient donc d’employer le terme de meules de blé (grainstacks en anglais) et non pas de meules de foin (haystacks). Je sais, la différence paraît un peu surréaliste aux citadins, si bien que j’avais eu déjà l’occasion de mettre les points sur les épis cet été. Mais la confusion ne date pas d’hier.
Dans « Claude Monet, ce mal connu« , Jean-Pierre Hoschedé s’étonne, à la lecture du catalogue de l’exposition Monet de 1952 à la galerie Wildenstein, de

l’ignorance de l’auteur qui, parlant de la série des Meules, appelle celles-ci « d’humbles tas de foin ». Qu’il sache donc que les meules peintes par Monet sont, non des « tas », mais de véritables constructions rondes ou carrées constituées, non par du foin, mais par des bottes de céréales, pas encore battues et justement mises en meule, encastrées les unes sur les autres, les épis tournés vers le centre, pour que les intempéries ne puissent atteindre le grain. Ces meules construites dès la moisson restent sur les champs ou près de la ferme dans l’attente des battages d’automne ou d’hiver. D’ailleurs, pour permettre cette attente, un véritable toit de chaume, un peu à la manière de celui des vieilles maisons normandes, les recouvre afin d’empêcher l’eau des pluies de pénétrer à l’intérieur de la meule.
Ces constructions deviennent rares, car les modernes moissonneuses-batteuses les rendent de plus en plus inutiles. D’autre part, rien qu’en regardant les Meules de Monet, on voit tout de suite que ce ne sont pas « d’humbles tas de foin », car ceux-ci, de dimensions réduites, toujours ronds, sont laissés simplement sur le pré, dès la fenaison, pour être rentrés le plus vite possible à la grange ou à l’étable. Excusez ce cours à l’usage des citadins ignorants de la campagne. »

Explication limpide ! Jean-Pierre Hoschedé m’est très sympathique dans ce passage, par ses talents de pédagogue, son agacement devant ce qu’il perçoit comme de la condescendance parisienne, son attachement au monde rural et son admiration pour le savoir-faire des cultivants… Il est peut-être né dans un milieu bourgeois, mais il a grandi et vécu toute sa vie à Giverny.
On comprend bien, en le lisant, les raisons qui ont poussé le propriétaire des meules peintes par Monet à vouloir les démonter au cours de l’hiver. Il y a un calendrier à respecter à la campagne, un temps pour faire les choses, et un temps où il faut qu’elles aient été faites.
Ce paysan voulait-il vraiment nuire à Monet, comme on le présente assez systématiquement dans l’histoire de l’art ? Je suis sceptique. Ce n’est pas totalement impossible, mais ce n’est pas certain non plus, pour faire une réponse de Normande.
Et je ne suis pas sûre non plus que Monet ait jugé utile de lui demander la permission de s’installer dans son champ. Tel que je m’imagine Monet, il devait volontiers se comporter en terrain conquis. J’aurais été Givernoise à son époque, je crois que ça m’aurait énervée.

Les couleurs de l’aurore

Aurore sur la Seine, VernonToute la nuit a été noire, toute la journée va être grise. Mais il y a quelques instants, matin et soir, où la nature tout à coup se souvient qu’il existe des couleurs, des bleus et des violets, des oranges et des jaunes.
Cela n’envahit que rarement tout le ciel. Ce serait trop de feu et de flammes d’un coup, sans doute. Le plus souvent, les tons subtils du peintre des nuages et de l’eau se cantonnent dans un coin de l’horizon.
C’est là que le photographe vient, avec jubilation, cueillir le spectaculaire. La photo cadrée au plus près dans le lointain (je ne sais pas si vous me suivez) la photo donc sélectionne la palette chatoyante et ignore les immensités mornes tout autour.
Cette façon de mettre entre parenthèse une partie de la réalité pour mieux en pointer un élément présente, je trouve, d’étonnantes similitudes avec le métier de guide. Il s’agit, là encore, de diriger le regard de l’autre vers un détail intéressant, de donner à voir. Le zoom, en offrant des détails, remplace les mots.

Aurore sur la Seine, Vernon

Bonne année 2011 !

Éclat de soleil, GivernyC’était il y a trois semaines, quand le soleil faisait fondre à toute vitesse la neige à Giverny. Chaque goutte renvoyait l’éclat des rayons solaires, tour à tour jaune, orange ou rouge. Une féerie joyeuse et discrète comme la nature sait en inventer, qu’il y ait des spectateurs ou qu’il n’y en ait pas.
En décembre, les cerisiers du Japon ont encore leurs fruits, dont la rondeur répond à celle des gouttes. Cet arbre-ci pousse au milieu du carré de pelouse entouré de pommiers en cordon, près du grand atelier de Claude Monet. A plusieurs mètres de distance, le scintillement de la lumière faisait comme des clins d’oeil à qui voulait bien les voir.
A l’aube de la nouvelle année, je forme des voeux modestes pour 2011. Je vous souhaite d’en savourer chaque minute. Je vous souhaite des moments de paix et de contemplation. Des moments de lumière et d’énergie. Des moments d’échange et de partage. Je vous souhaite de tisser des liens. A tous, une très bonne année 2011.

Nativité

La collégiale de Vernon possède encore quelques verrières anciennes, démontées en 1939 et conservées à l’abri, puis remontées après la Libération. Il n’y en a plus beaucoup, à cause surtout de la guerre de 1870, au cours de laquelle Vernon a été la cible d’obus prussiens.
Cette verrière-ci date du 15e siècle, mais elle a été fortement restaurée en 1875 dans le même style, difficile donc de distinguer ce qui est très ancien du plus récent.
Nativité, Verrière de la Passion et de la Vie Glorieuse du Christ, collégiale de Vernon, EureAu 15e siècle, l’art du vitrail est déjà vieux de plusieurs centaines d’années. En France, il explose au 13e, avec des vitraux comme ceux de Chartres, faits de petites saynètes rouges et bleues, qui se lisent comme une BD mais de bas en haut. On raconte ainsi des histoires saintes entières, pleines de rebondissements.
Ces vitraux procurent une lumière très tamisée aux églises. Au 14e, ils passent de mode. On veut de la clarté. Entre temps les architectes ont pris de l’audace, ils ouvrent des baies plus grandes, que les maîtres-verriers décorent d’immenses verrières occupées aux trois quarts par des grisailles. Au milieu, un alignement de personnages hiératiques de pleine couleur, placés sous des dais d’architecture.
Un siècle plus tard, les dais sont toujours là, mais les saints raides comme des statues ont fait place à de vrais tableaux inspirés de la peinture de chevalet. La perspective viendra au siècle suivant, avec l’arrivée de la Renaissance au 16e, les scènes historiées vont envahir toute la verrière et devenir très compliquées parfois.
Restons donc au 15e. Vous avez reconnu en un battement de cil le sujet de ce vitrail, j’en suis sûre. L’enfant couché sur la paille serait déjà une indication suffisante, confirmée par la présence du couple de parents en adoration. C’est la naissance du Christ, la Nativité.
Ce qu’il y a de bien, avec ces thèmes mille fois représentés, dont on connaît tous les détails par coeur, c’est qu’on peut s’intéresser aux variations dans le traitement du sujet. S’amuser, par exemple, des petits personnages qui animent les niches des côtés, aussi vivants que des gargouilles de Walt Disney, et qui ne perdent pas une miette du spectacle extraordinaire qu’ils ont sous les yeux. Admirer la douceur des visages de ce vitrail, l’expression des gestes. Mais très vite, les questions affluent.
Voyez saint Joseph, par exemple, figuré en homme assez âgé pour être le grand-père du petit plutôt que son, euh, beau-père ? L’artiste lui a curieusement mis les cheveux sur la moitié droite de la tête. A gauche, il est chauve. Et où est passée son auréole ?
Celle de sa femme est énorme, et toute bleue comme son manteau. Tiens ! Pas de rouge pour cette figuration de la parturiente ?
Pendant qu’on en est aux questions vestimentaires, regardez l’enfant Jésus. Là c’est carrément de la liberté artistique, puisqu’il devrait être emmailloté ! On en a froid pour lui, surtout vu l’endroit où le maître-verrier a placé les bêtes supposées lui assurer son chauffage à air pulsé !
C’est peut-être l’aspect le plus fascinant de cette verrière, cet arrière-plan, avec ce boeuf qui nous lance un regard de biais. Et l’âne, surtout ! Bouche ouverte toutes dents dehors, tête tendue vers le ciel, on dirait, cinq siècles plus tôt, le cheval du Guernica de Picasso.

L’heure des luges

luge à VernonEncore de la neige ! Cette fois, il en est tombé dix bons centimètres, de quoi immobiliser les voitures et mobiliser les luges.
C’était craquant de voir tous ces petits bouts se faire remorquer par les grands sur le pont de Vernon.
A quelle place aimeriez-vous être ?

C’est le premier jour des vacances scolaires.
Des centaines de bonshommes de neige ont surgi dans les jardins, dessinant autour d’eux des sillons où l’herbe réapparaît, toute verte et incongrue dans la blancheur.
Les boules volent ça et là.

Personne ne s’assoit sur les bancs publics au coussin glacé.
Les sapins de Noël municipaux n’en reviennent pas d’être givrés au naturel.
Le chasse-neige passe, et aussi la dépanneuse.

Le Bureau des Finances

Bureau des Finances, Office de Tourisme de RouenC’est depuis l’une des trois fenêtres de gauche de l’ancien Bureau des Finances de Rouen que Monet a peint sa série des Cathédrales, qu’il voyait légèrement de profil juste en face de lui.
En 1892, la pièce servait de salon d’essayage au magasin de vêtements du rez-de-chaussée, tenu par Monsieur Fernand Lévy.
Le bâtiment, devenu propriété de la ville de Rouen, abrite aujourd’hui l’Office de Tourisme.
Les visiteurs n’accèdent plus à l’étage, (dommage !…) mais peuvent, mieux qu’à l’époque de Monet, profiter du magnifique décor Renaissance de la façade, avec ses arcs surbaissés et ses putti inspirés de l’Italie.
On doit le bâtiment à un architecte surdoué, Rouland Leroux, qui a beaucoup travaillé à Rouen au début du 16e siècle. Il oeuvre, notamment, au Palais de l’Echiquier (devenu Palais de Justice), et au portail de la cathédrale.
La diversité de son talent s’exprime dans ces trois monuments qui ne se ressemblent pas, alors qu’ils ont été réalisés en même temps par le même maître-maçon.
Le portail occidental de la cathédrale est de style gothique, en harmonie avec le reste de l’édifice, bien que sa période de construction (1509 – 1526) coïncide avec les débuts de la Renaissance en Normandie.
Pour les bâtiments civils, Rouland Leroux se permet plus de liberté. Il adopte au Palais de l’Echiquier un style exubérant qui tient à la fois du gothique flamboyant et de la Renaissance. Et puis ici, au bureau des Finances, le voilà qui oublie gâbles et fleurons pour donner dans le dernier cri de la modernité, une harmonie et un décor copiés des palais italiens.
On a peine à croire que les deux chantiers, de part et d’autre du parvis de la cathédrale, soient exactement contemporains, commencés tous deux en 1509. A première vue, plusieurs décennies, au moins, semblent les séparer.
La tradition affirme qu’une console du mausolée des cardinaux d’Amboise, à l’intérieur de la cathédrale de Rouen, représente le fameux architecte. Si c’est bien lui, c’est émouvant de découvrir les traits de son visage, avec ses yeux perçants et son front haut. On le devine intelligent, et, comment dire ? pas facile. Une moustache et une barbe taillée, rousses peut-être, encadrent une petite bouche d’où devaient sortir des ordres définitifs.
Rouland Leroux n’a pas son nom sur la console, mais on dit qu’il a signé à sa manière ses créations. La balustrade du Palais de Justice est composée de cercles, où l’on peut voir des armes parlantes, la « roulante roue ». Peut-être est-ce cette même roue qu’encadrent six fois les petits putti potelés de la façade du Bureau des Finances.

Jardinage hivernal

Brouette et pensées Ce n’est pas un peu de neige qui arrête les jardiniers de Giverny. Je m’imaginais que les intempéries de la semaine passée les obligeraient à patienter à l’intérieur. J’ai été surprise de les voir travailler malgré tout dans les massifs.
« Tant que ce n’est pas gelé, c’est bon ! » Sous les arbres, ou dans les endroits les plus ensoleillés, le sol était dégagé, et deux équipes s’activaient, avec ces étroites fourches à bêcher si pratiques pour le travail de précision.
C’est le moment, encore, d’ameublir le sol, de l’amender, de planter bulbes et pensées. Peut-être pas le meilleur moment, celui que vous choisiriez en tant qu’amateur, si comme moi vous préférez le jardinage quand la température est clémente. Mais un moment acceptable pour les plantes.
Le timing est serré à Giverny, l’hiver, bien qu’il dure cinq mois, passe vite. Et le temps manque toujours pour faire tout, c’est-à-dire ce qu’idéalement il faudrait faire.
Les jardiniers travaillent sans relâche, mais ils vivent dans ce regret de ne pas pouvoir faire aussi bien qu’ils le voudraient. Le jardin a beau être sublime, leur oeil y décèle toujours quelque chose qui aurait dû être fait, comme un reproche, une frustration.
C’est un perfectionnisme à la Monet, le perfectionnisme de l’engagement et de la passion.

Giverny sous la neige

Giverny en hiverLe village de Giverny enneigé a fait l’objet d’un reportage au journal télévisé de TF1 mercredi soir. Si vous l’avez manqué, vous pouvez le voir en ligne pendant quelques jours encore sur le site de la chaîne. C’est le 20h du 8 décembre, chapitre 7 je crois, au sujet des Yvelines et de l’Eure.
L’équipe de télé n’a pas filmé à la Fondation Monet, voici donc une petite photo de complément prise hier matin. Comme vous le voyez, le manteau neigeux est joli mais pas très impressionnant ! La vallée de la Seine et son microclimat y sont sûrement pour quelque chose.
Et puis, le soleil radieux a fait fondre la neige à toute vitesse. A 10h, des volutes de vapeur s’élevaient de partout, du bassin, mais aussi des massifs les mieux exposés, et les bambous, bruyants comme à leur habitude, gouttaient lourdement à côté du pont japonais.
C’était déjà trop tard, selon les jardiniers unanimes pour me dire qu’au lever du soleil le spectacle était fantastique. Impossible de se blaser de Giverny, vous voyez, même quand on y travaille tous les jours !
Ce n’est pas grave, c’était « tout de même bien beau », pour parler comme Monet. Et il y a de bonnes chances pour qu’il reneige cette année. On n’est même pas encore en hiver.

Une belle année pour le MDIG

Pierre Bonnard, paysage de NormandiePrès de 200 000 visiteurs ont parcouru les galeries du musée des Impressionnismes en 2010 ! On s’est bousculé pour voir les deux belles expos qui se sont succédé à Giverny, l’Impressionnisme au fil de la Seine, suivie de Maximilien Luce.
Beaucoup de facteurs étaient réunis cette année, la qualité des oeuvres présentées bien sûr, une large communication, l’impact du festival Normandie impressionniste, la mise en place du billet couplé avec la Fondation Monet, et la météo clémente qui a donné envie de se rendre à Giverny…
Mais il a aussi fallu composer avec les facéties d’un volcan ou les pénuries de carburant, et relever le défi de faire découvrir un peintre méconnu. C’est pourquoi le nouveau record de 187 523 entrées établi par le jeune musée est susceptible d’être battu dans les années à venir. Et peut-être même dès l’année prochaine, car le programme des expos 2011 à Giverny sera somptueux : d’abord Bonnard en Normandie, du 1er avril au 3 juillet, puis La Collection Clark à Giverny, de Manet à Renoir du 12 juillet au 31 octobre 2011.

Pierre Bonnard ! Je vois déjà vos yeux qui brillent. Le merveilleux peintre a habité Ma Campagne à cinq kilomètres de Giverny pendant un quart de siècle, et fréquentait Claude Monet en voisin. Il avait aussi une maison à Trouville. Une soixantaine d’oeuvres offriront un panorama de son travail pendant toute cette période où les paysages du val de Seine et de la côte normande, sa vie quotidienne et sa femme Marthe lui ont inspiré une peinture foisonnante.

Voilà pour le printemps. La deuxième partie de la saison promet d’être un régal elle aussi. 70 toiles issues de la prestigieuse collection du Sterling and Francine Clark Art Institute de Williamstown, au Massachusetts, vont traverser l’Atlantique. Parmi elles, une vingtaine de Renoir ! et des Manet, Monet, Sisley, Pissarro, Morisot… Et un peu de préimpressionnisme, Corot, Gérôme, Millet…
Les Clark étaient à la fois très riches (héritiers des machines à coudre Singer) et francophiles : Madame Clark, née Francine Clary, était une actrice française. Ils ont rassemblé avec passion les oeuvres d’art, et l’expo givernoise présentera quelques fleurons de leur collection.

Pierre Bonnard Paysage normand, 1920 Colmar, Musée Unterlinden © Adagp Paris 2010

Face à la cathédrale

Cathédrale de RouenL’urbanisme de la ville de Rouen est ainsi fait : impossible de voir la façade ouest de la cathédrale en entier avec un certain recul. Le parvis est trop étroit, 50 mètres environ, par rapport à l’ampleur du monument. A Paris ou à Chartres au contraire, la majesté de l’édifice peut être contemplée de loin.
Si la vue d’ensemble se dérobe à Rouen, la disposition des lieux permet en revanche un face à face unique avec le monument, depuis les maisons qui l’entourent. En 1892, Claude Monet, désireux se se lancer dans une série de différentes vues du massif occidental, se cherche donc une fenêtre en vis-à-vis de la cathédrale.
Pour venir à bout de son projet, qui comportera 28 toiles et auquel il travaillera pendant deux saisons, le peintre va occuper successivement trois endroits.
La première fenêtre est dans l’axe de la cathédrale, à l’emplacement de l’actuel magasin Etam. A l’époque de Monet, c’est là que se dresse l’immeuble de « la Grande Fabrique », avec au rez-de-chaussée une chemiserie dont le propriétaire, J. Louvet, prête pendant quelques jours l’appartement vide du premier étage à Monet.
Deux tableaux seulement nous en sont parvenus, et Monet a trouvé moyen d’essayer la vue depuis deux fenêtres différentes. Arrivé le 12 février, Monet doit déjà déménager le 25. Il ne peut rester plus longtemps chez Louvet, car des ouvriers ont débarqué pour effectuer des travaux dans le logement. Monet ne l’ignorait pas, mais il pensait en avoir rapidement fini…
Le Portail (soleil), Claude Monet, 1892-1893, Cathédrale de Rouen, huile sur toile 100x65cm, The metropolitan Museum of Art, New York Monet déniche aussitôt, dans l’urgence, un autre endroit d’où peindre. Il s’agit du premier étage de l’actuel office de tourisme. C’est alors le salon d’essayage d’un magasin de vêtements dont le propriétaire se nomme Fernand Lévy.
Un salon d’essayage ! Voilà de quoi faire travailler l’imagination des amateurs de détails croustillants ! Il est curieux de voir comment, selon son tempérament, chacun s’empare de la chose.
On sait que des clientes ont fini par se plaindre de la présence de cet homme dans le salon d’essayage. On sait que le collectionneur rouennais Depeaux a prêté un paravent pour isoler Monet. On sait que, de retour l’année suivante pour terminer ses toiles, Monet s’est vu opposer un refus formel de M. Lévy d’utiliser sa fenêtre.
Que s’est-il passé exactement ? Lilla Cabot Perry, voisine américaine de Monet à Giverny, qui nous a laissé ses souvenirs, édulcore l’anecdote. Pour elle, Monet peint depuis

la fenêtre d’une boutique de modiste juste en face de la cathédrale. A peine avait-il bien commencé à travailler à sa série des cathédrales, la modiste vint se plaindre amèrement de ce que ses clientes refusassent d’essayer les chapeaux en présence d’un homme, et qu’il lui fallait donc aller peindre ailleurs puisqu’il perturbait son commerce. Monet n’était pas homme à se laisser intimider et il la persuada de le laisser travailler derrière une sorte de cloison le séparant du reste de la boutique, formant ainsi un petit réduit où il n’avait jamais plus d’un mètre de recul par rapport à sa toile.

Est-ce Madame Perry qui, par puritanisme, a transformé les robes en chapeaux ? Est-ce Monet, en lui racontant l’anecdote, qui a opéré le glissement, pour rendre l’histoire plus absurde et gagner son auditrice à sa cause ?
Dans une lettre à Alice du 2 avril, Monet raconte :

Le marchand de nouveautés chez qui je travaille m’a demandé tantôt de ne plus venir l’après-midi, que cela gênait les clientes qui venaient : je ne lui ai pas caché ma désolation, lui offrant mille, deux mille francs, ce qu’il voudrait, et il veut bien me tolérer encore quelques jours, mais je vois bien que cela le gêne. »

Pour Daniel Wildenstein, l’histoire peut s’analyser ainsi :

Les clientes chic de l’après-midi apprécient médiocrement la présence de cet homme barbu qui leur tourne le dos et dont le regard paraît osciller d’un mouvement régulier de pendule, entre la façade de la cathédrale et un chevalet sur lequel une toile, à chaque fois, reçoit quelques touches nouvelles. Un paravent obligeamment prêté par le collectionneur François Depeaux, qui fréquente assidûment le peintre, met fin à une tension du reste tardive et sans influence majeure sur la série des Cathédrales peintes chez le marchand de nouveautés.

Il est vrai que Monet rentrera quinze jours plus tard à Giverny, épuisé et dégoûté provisoirement de son motif.
Quel type de vêtements les dames en question venaient-elles essayer dans le salon ? Probablement rien qui risque de choquer les bonnes moeurs. Selon Michel de Decker, M. Lévy est marchand de nouveautés, c’est son épouse qui tient un magasin de lingerie dans la rue aux Juifs. D’où l’inscription des Lévy dans la rubrique « lingerie et nouveautés » de l’Almanach de Rouen, qui a fait trotter les imaginations.
Une légende veut que le paravent utilisé pour cacher Monet ait présenté un trou… Voilà qui paraît bien invraisemblable quand on connaît la concentration de Monet au travail, sa fièvre face au motif, son obsession de peindre.
Monet revient l’année suivante à Rouen avec ses toiles inachevées. Mais cette fois, Lévy est catégorique, il ne prêtera plus son salon. Monet se rabat alors sur une maison située deux numéros plus bas, d’où la cathédrale apparaît davantage de profil. C’est l’étage du commerçant Edouard Mauquit, où Monet se fait construire un enclos de planches autour de l’embrasure d’une fenêtre qu’il laisse ouverte. Il va passer deux mois dans cet espace confiné, et y peindre la majorité des toiles de la série.
Arrivé au terme de son travail, Monet, qui n’a pas versé un sou à Mauquit pour l’utilisation du local, remercie l’aimable commerçant d’un « j’ai fini » accompagné d’un ballotin de bonbons et d’une poupée défraîchie pour sa petite fille.
Cette anecdote rapportée au Journal de Rouen par le commerçant meurtri (et sans doute déçu de ne pas se voir gratifié d’un tableau) me semble plus révélatrice de la personnalité de Monet que celle d’un voyeurisme supposé. Avec son geste condescendant et un peu mesquin, Monet a fait une erreur dans l’évaluation de la classe sociale de Mauquit. Lui-même se considère comme un grand bourgeois, et les services qui lui sont rendus par des personnes moins distinguées ne suscitent chez lui que peu de reconnaissance. Cette pingrerie écorne un peu son image, il faut toutefois la replacer dans le contexte du 19ème siècle.

Ci-dessus : « Le Portail (soleil) », Claude Monet, 1892-1893, Cathédrale de Rouen, huile sur toile 100x65cm, The metropolitan Museum of Art, New York. Vue prise depuis l’actuel office de Tourisme.

Monet au Grand Palais

Exposition Claude Monet au Grand Palais, Paris, jusqu'au 24 janvier 2011.Exposition Claude Monet au Grand Palais, Paris, jusqu’au 24 janvier 2011

Si vous avez l’intention de visiter l’exposition Claude Monet qui se tient jusqu’au 24 janvier à Paris, et que vous n’avez pas de carte coupe-file, voici le conseil des gardiens pour éviter de faire la queue trop longtemps : venez à 19h30. Les galeries du Grand Palais sont ouvertes en nocturne tous les jours jusqu’à 22h (sauf mardi fermeture à 14h et jeudi à 20h). A 19h30, selon les surveillants, l’attente ne dépasse pas une demi-heure.
Le conseil de venir le matin n’est pas judicieux si vous n’avez pas de billet ou de coupe-file, il peut y avoir, toujours selon les gardiens, plus de 4h d’attente.
L’achat des billets en ligne n’a plus l’air possible apparemment.
Que vous dire de l’expo elle-même ? Si vous aimez l’entretien en tête à tête avec les chefs d’oeuvre, la rêverie contemplative devant la toile, ce sera peut-être un peu difficile, surtout dans les premières salles. L’accrochage y est dense, l’espace étroit, les visiteurs tout frais écoutent encore religieusement les audiophones, et les tableaux, tous différents, prennent plus de temps à voir que les séries. Ne vous découragez pas, ça va mieux après, et surtout à l’étage en dessous.
Outre la rétrospective aussi exhaustive que possible de la carrière du peintre, l’expo s’attache à montrer comment Monet a aimé « revisiter » les lieux où il avait peint, des côtes normandes à Vétheuil, de Londres à la Hollande.
La mise en parallèle d’oeuvres de jeunesse avec celles de la maturité révèle toute l’évolution de son style. Il y a dans ces toiles à motifs répétitifs, non seulement une étude des lumières du temps qu’il fait, mais aussi l’expression du temps qui passe.
Cette conjugaison culmine en apothéose dans l’infinie rêverie des Nymphéas. Juste avant la sortie, (logique !) c’est bizarrement la salle qui retient le moins le public, plus enclin à passer du temps devant des paysages et des figures que devant ce non-sujet. C’est pourtant l’une des rares où l’on peut enfin s’asseoir, et voir néanmoins quelque chose.
Enfin, si l’expo suggère la visite de l’Orangerie, elle m’a eu l’air de faire soigneusement l’impasse sur le musée Marmottan, qui présente ses 136 Monet dans la totalité de ses salles, sur trois étages. On a beau les avoir déjà vues presque toutes, c’est toujours un bonheur, et là, il y a tout de même moins de monde.

A l’heure où blanchit la campagne

Sphinge dans le jardin de la maison Vacquerie à VillequierAvec sa tête penchée qui paraît sur le point de choir, cette sphynge située dans le jardin de la maison Vacquerie à Villequier me fait penser à Léopoldine. Peu importe qu’elle n’ait sans doute qu’une vague ressemblance avec la fille de Victor Hugo, au visage fin et doux, lui aussi, selon les portraits d’elle qui nous sont parvenus.
Peu importe, car la légende et les idées reçues règnent en maître autour de sa fin tragique.
Nul ne l’ignore, Léopoldine s’est noyée dans la Seine le 4 septembre 1843, à Villequier, à 500 mètres de la maison de ses beaux-parents, dans le naufrage du bateau où elle avait pris place avec son mari.
L’histoire de ce fait-divers nous paraît familière à cause du poème si célèbre des Contemplations, « Demain dès l’aube… », où Victor Hugo, s’adressant à l’être aimé, lui décrit le pèlerinage qu’il va entreprendre le lendemain pour se rendre, on ne l’apprend qu’à la fin, sur sa tombe.
Douze vers émouvants, efficaces, d’une grande maîtrise stylistique. Il s’en dégage une première idée fausse : Hugo était un familier de Villequier, qui ne pouvait s’empêcher d’aller régulièrement se recueillir sur la tombe de Léopoldine. En fait, il a attendu trois ans après le naufrage avant de se décider à venir pour la première fois dans le village des bords de Seine, où il ne s’est rendu qu’à quatre ou cinq reprises.
Et puis, allez savoir pourquoi, le prénom de Léopoldine reste lié à un mot qu’on n’emploie pas tous les jours : le mascaret.
L’occasion était-elle trop belle de passer de la leçon de poésie à la leçon de géographie ? L’école de la république nous a fourré dans la tête que la barque dans laquelle se trouvait la fille d’Hugo avait été renversée par la grosse vague venue de la mer qui, les jours de grande marée, remontait le fleuve jusqu’à Pont-de-l’Arche, bien en amont de Rouen.
Pure invention. Le récit circonstancié qu’on peut lire sous la plume d’Alphonse Karr, ami des Hugo et présent à Villequier, dans le Siècle du 9 septembre 1843, bat en brèche cette version. « Entre deux collines s’élève un tourbillon de vent qui, sans que rien n’ait pu le faire pressentir, s’abat sur la voile, et fait brusquement chavirer le canot. » Une embarcation de course toute neuve, peu stable, mal lestée de cailloux emportés au dernier moment.
Les quatre occupants de la barque périssent dans le naufrage. Évidemment, puisqu’on ne savait pas nager à l’époque, n’est-ce pas ? Encore une idée reçue. Le mari de Léopoldine, Charles Vacquerie, était, nous dit Karr, un excellent nageur. Il a tenté tout ce qu’il a pu pour sauver sa jeune épouse. Il reparaît sur l’eau, appelle à l’aide, replonge, remonte pour crier… Hélas, les témoins de cette scène ont cru qu’il jouait !.. Désespéré, épuisé, il finit par se laisser couler pour rejoindre Léopoldine dans la mort, alors qu’il aurait pu se sauver.
Alors, d’où sort cette histoire de mascaret ? C’est sans doute que, pour tous ceux qui n’avaient pas eu connaissance des détails du drame, la dangereuse vague était l’explication allant de soi, la plus plausible. Des dizaines de bateaux chaviraient chaque année en aval de Rouen à cause de la barre.
Explication qui peut être écartée sans hésitation. Outre le récit de Karr, on sait aujourd’hui qu’à l’heure du naufrage, 13h, il n’y avait jamais de mascaret à Villequier, et que le coefficient de marée du 4 septembre 1843 était faible. Mais ce drame emblématique en raison de la gloire de Victor Hugo, devenait l’occasion d’un discours de prévention sur la dangerosité du fleuve. Aujourd’hui, il ne sert plus à rien de guetter l’arrivée de la vague sur les bords de la Seine. Le mascaret a disparu depuis cinquante ans, suite à l’endiguement des berges.

Vue d’oiseau

Vallée de l'Epte à Giverny Ce n’est pas la roche de Solutré, mais j’aime bien, de temps en temps, faire la grimpette qui mène au sommet de la colline de Giverny.
Comme à Château-Gaillard où la vue donne envie de voler, le regard survole, tel un oiseau, les vallées de la Seine et de l’Epte.
Rien de spécial dans ce paysage doux, fait de prés, de champs, de bouquets d’arbres d’où émergent des maisons, et cela pourrait sembler presque banal, s’il n’y avait dans l’air quelque chose de léger, et dans le ciel ces couleurs pâles, tendres et indéfinies, qui donnent à certains jours de ce pays un charme si particulier.
Cette photo a été prise il y a un mois, au coeur de l’automne, et l’on devine que les terres brunes offriraient au printemps la vision de plaines toutes ensoleillées de colza.
On est ici aux confins de l’Ile de France. La colline où nous sommes est dans l’Eure, tandis que le village où mène cette route toute droite, Limetz-Villez, est situé dans les Yvelines.
La limite, c’est la rivière d’Epte, quelque part au milieu des arbres.

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Ariane.

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