Lis des crapauds
Autrefois, c’était la rose. Aujourd’hui, l’orchidée est en train de devenir la fleur de référence, banale entre toutes malgré sa beauté.
Autant la floraison des roses est réputée pour sa brièveté, autant celle des orchidées fait d’elles de petits Mathusalem, qui se dirigent vers la dégénérescence de l’âge si lentement qu’on les prendrait pour des fleurs en tissu.
Leur culture de masse et leur faible coût a banalisé quelques variétés d’orchidées : on les voit partout. Tant et si bien que certains visiteurs s’imaginent en reconnaître dans les jardins de Claude Monet à Giverny.
D’accord, la région regorge d’orchidées sauvages, mais elles n’ont pas grand chose à voir avec les Phalaenopsis. Et le climat de la Normandie a beaucoup à envier à celui de la Colombie.
Ce qu’on peut admirer, en revanche, dans le jardin d’eau de Monet, ce sont de superbes lis des crapauds. Oui, rapprocher lis de crapaud, le nom sonne comme un oxymore, mais je n’ai pas découvert l’explication de cette étrange appellation, qu’on retrouve avec constance en anglais (toad lily) et en allemand (Krötenlilie). Les pois, à la limite, qui pourraient évoquer, de très loin, les boursouflures de la peau du batracien ?
L’avantage est que c’est facile à retenir, surtout en pensant aux bords de l’étang de Giverny. Mais si cela vous paraît trop disgracieux pour une fleur si élégante, vous préférerez peut-être son nom botanique de Tricyrtis.
Le lis des crapauds forme une longue hampe ornée de-ci de-là de larges feuilles recourbées dont le port fait penser aux feuilles des orchidées, et sa fleur a quelque chose d’exotique et de rare, de la texture des pétales à leurs charmants petits points violets. La ressemblance s’arrête là, la forme de la fleur est bien différente de celle de l’orchidée.
Après les avoir admirés à Giverny, j’étais tout heureuse de trouver des lis des crapauds en jardinerie et, une fois plantés dans mon jardin avec leur étiquette au pied, de mémoriser leur nom. C’est donc sans hésitation que j’ai pu renseigner une visiteuse qui me demandait s’il s’agissait bien d’une orchidée.
La dame, visiblement, est déçue. Lis des crapauds, késako ? Elle n’y croit pas. Elle me fait répéter. Toujours pas convaincue, elle questionne doucement sa voisine, c’est des orchidées, ça, non ?
Et puis, dix mètres plus loin, tandis que, rêveuse, je m’émerveille encore de l’évolution du statut de l’orchidée depuis Proust :
– Et ça, c’est des orchidées ? interroge la dame en pointant du doigt des balsamines.
– C’est plutôt de la famille des impatiences, dis-je patiemment, amusée à l’idée que ma réponse va de nouveau faire un flop.
Une orque-idée, tout juste bonne à faire un gros plouf dans le bassin. Comme un crapaud.
Fleurs géantes
C’est en toute fin de saison qu’il faut venir à Giverny pour éprouver une impression de gigantisme. Les fleurs d’automne atteignent des hauteurs vertigineuses, loin au-dessus des têtes des visiteurs.
C’est toujours étrange de se promener au milieu de végétaux aux proportions inhabituelles, qu’il s’agisse de séquoias, de fougères arborescentes ou, comme chez Monet, de fleurs de jardin.
On se tord un peu le cou pour regarder les têtes colorées qui se balancent là-haut dans la brise, dahlias, asters, et toutes les déclinaisons possibles du tournesol.
Les tiges démesurées rapetissent les humains. Sûrement les fleurs s’amusent entre elles, elles se chuchotent « Chérie ! J’ai rétréci les visiteurs ! »
On est Alice au Pays des Merveilles dans sa version lilliputienne. On s’attend à quelque rencontre surprenante au prochain détour.
On ne verra pas de chat au sourire énigmatique, non, mais tout de même un spectacle magnifique, celui de la grande allée éblouissante de couleurs.
» C’est le bouquet final du feu d’artifices ! » se sont exclamé les charmantes personnes que j’accompagnais hier.
On ne saurait mieux dire.
Papillon Vulcain
Les papillons Vulcains sont de passage à Giverny. Ils sont faciles à reconnaître avec leur cercle orange autour d’un corps marron, et leurs taches blanches au bout des ailes.
On en voit dans les asters, et sur les tournesols du Mexique dont l’orange répond au leur.
Ce beau papillon migrateur n’est pas au bout de son voyage. Le but, c’est le Maroc. C’est de là que s’envoleront ses enfants pour revenir vers le Nord l’année prochaine, en franchissant le détroit de Gibraltar puis en longeant les côtes.
Le Vulcain n’a peur de rien, à la faveur de vents du sud il est capable de viser le Danemark ou l’Islande, un pays qui doit lui plaire avec tous ses volcans.
Les vulcanologues (je veux dire les entomologistes qui étudient le papillon Vulcain) ont encore du pain sur la planche avant d’avoir percé tous ses mystères.
On l’observe depuis le 19e siècle, mais ce n’est pas facile, quand on en croise un, de savoir s’il est migrant ou s’il est né sur place, et donc de se faire une idée exacte de ses voyages au long cours. On bague les oiseaux, mais pour les papillons il va falloir trouver autre chose !
L’étape migratoire du Vulcain ne dure que quelques jours. C’est une raison de plus pour venir à Giverny ce week-end. Il va faire beau, et le jardin est d’une beauté exubérante, une explosion de fleurs et de couleurs.
Côté bassin, l’automne commence à poindre son nez, avec ses reflets chauds baignant les derniers nymphéas roses.
Onagre
« Tout jardin est d’abord un massif de vocabulaire à déchiffrer« .
C’est Christian Limousin, auteur d’essais sur Mirbeau, un grand ami de Monet, qui souligne « les complicités évidentes entre l’univers des mots et celui des jardins. » Je n’irai pas dire le contraire.
Si Monet voyait le jardin en peintre, comme un paysage dont il commandait les couleurs, si d’autres se passionnent pour la géométrie du monde floral, si pour le jardinier les plantes sont avant tout des êtres vivants qui ont faim, qui ont soif, chaud, froid, qui naissent, grandissent, se reproduisent et meurent, c’est aussi par leurs noms que les fleurs exercent sur beaucoup d’humains une joyeuse fascination.
Voyez l’onagre, par exemple. Vous pensiez que cette bête-là était une espèce d’âne sauvage galopant librement dans les steppes de Mongolie ? Ou, si vous êtes versé dans l’histoire des armes, que c’était un genre de catapulte utilisé par les Romains ? Ce n’est pas faux. Mais l’onagre est aussi une fleur jaune qui pousse sur les talus caillouteux et que l’on peut inviter dans son jardin.
L’onagre a une floraison brève, mais renouvelée tout au long de l’été. Sa fleur s’ouvre en une minute, fait la belle le temps d’une soirée, et finit par pendre telle un petit mouchoir jaune égaré dans la nature. Elle est jolie quand même dans cet abandon, si bien qu’on peut en voir dans plusieurs massifs du jardin de Monet.
Les anglophones la nomment evening primrose, primevère du soir, et aussi suncup ou sundrop, tasse ou goutte de soleil, une jolie façon de rendre hommage à sa couleur éclatante. En allemand, c’est une Nachtkerzen, une bougie de la nuit.
Au Québec, selon un site sur la flore laurentienne, « les sables littoraux du bas Saint-Laurent et du golfe présentent souvent au coucher du soleil un admirable spectacle, au moment où les onagres, ces hiboux des fleurs, déploient leurs grands pétales d’or, et constellent la dune d’innombrables croix de Malte immobiles au bout des tiges purpurines.«
Des ânes, et maintenant des hiboux ! Difficile à première vue de comprendre le lien entre les différents sens du mot onagre.
Le nom botanique de l’onagre est l’oenothera, construit sur la même racine grecque que l’oenologie, la science du vin : de quoi y perdre encore un peu plus son latin.
Quelques pistes qui valent ce qu’elles valent : tout dérive d’onagre, l’âne. La catapulte imite son coup de pied, sa ruade. La plante, et en particulier ses racines, serait mangée par les ânes, selon les uns. D’autres y voient des feuilles dont la forme rappelle les célèbres oreilles de ces charmants quadrupèdes.
Et peut-être bien que l’onagre, la plante, servait autrefois à parfumer le vin. Les Grecs ne renâclaient pas à des expériences originales.
Colchique nénuphar
Cette fleur n’existait pas du temps de Monet, mais elle s’impose à Giverny ! Voici colchicum water lily, autrement dit le colchique nénuphar.
Tout le monde connaît, au moins en chanson, le colchique sauvage, cousin estival du crocus printanier, qui fleurit les prairies à la fin août. Amélioré par les horticulteurs, ce colchique simple a donné une jolie variété double dont la forme rappelle à s’y méprendre une fleur de nénuphar en miniature.
La couleur demeure celle du colchique, ce bleu lavande un peu fade, bien fait pour trancher sur le vert franc des pelouses ragaillardies par les dernières pluies. Et bien sûr il manque les feuilles des nymphéas, peut-être encore plus belles que leurs fleurs.
N’importe ! Dans les jardins de Monet, les colchiques disposés par groupes dans les carrés bien tondus du jardin de fleurs évoquent avec délicatesse les îlots de nénuphars qui flotte sur l’étang du jardin d’eau.
Ce n’est pas la seule des subtiles correspondances tissées entre ces deux jardins qu’apparemment tout oppose.
Métamorphose
Si Monet avait peint ses Nymphéas de cette couleur, personne n’aurait voulu le croire. Je veux dire croire que c’est vraiment ainsi qu’ils apparaissent parfois, dans la lumière de Giverny.
A contre-jour, le nénuphar se pare de tons étranges, des gris profonds, violacés, qui lui donnent un air métallique.
Ses feuilles perdent leur aspect végétal et deviennent des objets vaguement inquiétants, artificiels, qui semblent faits de plastique fondu ou de tissu gaufré.
Tout cela flotte, mais la vie n’a-t-elle pas déserté la plante en deuil ?
Pure illusion d’optique. Il suffit de se décaler un peu, et les nénuphars reprennent leur teinte verdâtre habituelle. Ils sont encore bien vivants, offrant leurs dernières fleurs aux rayons de l’automne. Pour les voir ouvertes et admirer leurs couronnes roses ou jaunes, il vaut mieux venir l’après-midi. Les matinées fraîches rendent le nénuphar paresseux, il prend son temps pour sortir de ses songes et desserrer l’étreinte dans laquelle, la veille au soir, il a clos ses pétales.
Matinée sur la Seine
Tout autour de Giverny, le paysage garde la trace des vagabondages de Claude Monet.
Ses motifs sont partout, et frappent l'oeil à l'improviste.
La lumière si changeante est toujours la même depuis des siècles, le décor n'a guère varié non plus.
Dans la fraîcheur du petit matin, depuis le ponton des pêcheurs face à la collégiale de Vernon la vue rappelle les Matinées sur la Seine prises deux ou trois kilomètres en amont, au confluent de l'Epte et du fleuve.
Même végétation touffue sur laquelle se détache la masse incertaine de la brume matinale.
Paradoxe de cette humidité que ne mouille pas, de cette transparence qui devient opaque à distance, légère comme du tulle.
Plus tard le soleil se lèvera et teintera de rose l'haleine du fleuve, comme dans la série des Églises de Vernon.
Du tableau ou du motif, on ne sait ce qui est réminiscence de l'autre.
L'un et l'autre se répondent tant qu'ils donnent chacun une impression de déjà vu.
Fin d’été
Fin d’été à Giverny. C’est « un univers vivement coloré, mais sans profondeur, sans perspective, où l’air est raréfié (à peine une allée, un bout de ciel entr’aperçu) : la profusion, l’extraordinaire fourmillement floral (…) a comme mangé et bu tout l’espace. »
Ces lignes sont extraites d’une passionnante étude de Christian Limousin intitulée « Monet au jardin des supplices », dans laquelle l’auteur étudie les connexions entre le jardin de Giverny et le livre d’Octave Mirbeau « Le jardin des supplices ». Qui a inspiré l’autre, et comment les deux amis se sont-ils influencés réciproquement ? On ne saurait en décider, mais les correspondances sont troublantes.
Tranchant avec la vision habituelle d’un jardin édenique, petit coin de paradis sur terre, Mirbeau voit tout autre chose dans le jardin de Giverny. C’est « une métaphore » de l’oeuvre de Monet, et il faut, selon l’auteur, « aller au-delà de l’aspect lumineux et séduisant du premier abord pour accéder au fond de sauvagerie qui en constitue le coeur noir.«
Métaphore de l’oeuvre, et projection de la personnalité de Monet. Une visiteuse me faisait judicieusement remarquer le contraste entre les allées droites et l’aspect « rebelle » des massifs, qu’elle comparaît aux contradictions entre le conformisme bourgeois de Monet et sa liberté artistique. Dans le jardin de fin d’été on peut voir tout le bouillonnement d’une nature et d’un caractère pleins de vigueur, d’ardeur créatrice, difficilement endigués par des cheminements aux tracés rectilignes de plus en plus envahis par la végétation.
Dans toute cette fougue, on pourrait déceler quelque chose qui se rapproche de la violence. Le promeneur est submergé par la vitalité des plantes qui l’environnent de toute part, dressant leurs fières corolles géantes loin au-dessus de sa tête, formant des murs denses, impénétrables, qui le cloisonnent et l’emprisonnent.
Emportée par cet élan végétal impressionnant, j’ai été bien surprise d’entendre une autre personne me confier qu’elle avait trouvé le jardin « fatigué ». Elle aurait aimé le voir au printemps. Les couleurs lui paraissaient ternes.
Ternes ! Tous ces dahlias sanglants, ces soleils lumineux, ces sauges au bleu intense ! J’étais fascinée d’entendre exprimé ce ressenti à des années lumière du mien. Quelle pouvait bien être la cause de ce jugement si déprimé ?
Sans chercher à en percer le mystère, je garde de cette critique étonnante la petite fenêtre qu’elle ouvre sur la diversité de la nature humaine.
On ne ressent pas tous la même chose. Mais je vais continuer à être subjective, et m’extasier tout haut devant les personnes que je guide. Tant pis pour les ronchons.
Claude Monet ce mal connu
Parmi les sources écrites dont on dispose à propos de Monet, les plus fiables sont celles rédigées à chaud : les lettres qu’il a adressées ou reçues, les factures et livres de comptes, les actes notariés, le journal tenu par son épouse Alice après la mort de sa fille Suzanne…
Les articles dont Monet fait l’objet de son vivant ne manquent pas d’intérêt, même s’il excelle dans l’art de façonner sa propre légende.
En complément à ces documents, et c’est tant mieux pour notre connaissance du peintre, plusieurs proches de Monet ont fait l’effort de rédiger un livre entier pour le faire connaître à leurs contemporains et à la postérité. Son critique et ami Gustave Geffroy devient son premier biographe, et Georges Clemenceau, Marc Elder ou Jean-Pierre Hoschedé fournissent des témoignages irremplaçables.
Certes ces livres sont écrits dans l’après coup, quelquefois à un âge avancé, ils constituent cependant des sources précieuses auxquelles puisent les historiens d’art.
J’ai lu tant de citations extraites du recueil de souvenirs du plus jeune des beaux-fils de Monet, Jean-Pierre Hoschedé, que je grillais de le découvrir in extenso. Malheureusement « Claude Monet ce mal connu », paru chez Cailler en Suisse en 1960 n’a pas été réédité, si bien qu’il m’a fallu l’aide de l’internet, un peu de chance et de patience pour le trouver enfin.
Je tiens le livre entre mes mains. Ou plutôt les livres, car, allez savoir pourquoi ? il est divisé en deux tomes. C’est un ouvrage broché où sont insérées des pages de photographies en noir et blanc, photos de famille surtout, d’oeuvres parfois.
En 1960 on vendait des livres non découpés, le coupe-papier était un objet pas encore tombé en désuétude.
La personne à qui a appartenu ce livre l’a lu, mais pas entièrement. Les découpes s’arrêtent à la page 152, vingt pages avant la fin. Le deuxième tome, qui concerne les grandes décorations des Nymphéas, ne l’a pas intéressée : il est intact.
Pas d’autres traces du premier propriétaire de l’ouvrage qui en a sans doute parcouru les lignes il y a tout juste un demi-siècle. Je les dévore à mon tour, et j’y trouve un éclairage sur Monet en général largement diffusé entre-temps, mais parfois inattendu.
Derrière ce portrait du peintre esquissé par Jean-Pierre Hoschedé, se dessine en creux un portrait de la personnalité de l’auteur lui-même, attachant dans sa piété filiale, agaçant pour la même raison.
Enfin, dans le pointillé des citations retrouvées ici et là se devine aussi la subjectivité des auteurs de livres sur Monet, qui ont retenu tel détail et laissé de côté tel autre.
Je ferai de même prochainement, en essayant de choisir des précisions inédites. Mais peut-être qu’elles ne le seront pas, peut-être que j’aurai oublié avoir déjà lu cela quelque part dans la littérature secondaire.
Subjectivité, mémoire, oubli… L’enquête historique est un art difficile où l’on se heurte sans cesse à ces trois-là, en l’occurrence subjectivité, mémoire, oubli de Monet lui-même, de ses proches, des témoins de son temps, des auteurs postérieurs… Et l’on est inévitablement en prise aussi avec sa propre subjectivité, sa propre mémoire, son propre oubli. Ce n’est qu’avec prudence, après recoupement, que l’on peut établir des faits, même en se fondant sur les meilleures sources. Jean-Pierre Hoschedé lui-même, si sincère dans sa volonté de rétablir la vérité sur Monet, si proche du peintre, n’évite pas certaines erreurs non plus.
Vandrimare
A environ 45 minutes de Giverny en direction de Rouen, le château de Vandrimare est entouré d’un parc dessiné sous le 1er Empire.
Ses arbres deux fois centenaires, parmi lesquels le plus vieux et plus grand magnolia d’Europe justifieraient déjà son titre de « jardin remarquable ». Mais l’intérêt ne s’arrête pas là.
Sous les frondaisons a été aménagé un jardin contemporain voué aux cinq sens.
Des chambres de verdure proposent des collections de vivaces colorées.
On chemine à travers le jardin des baies, on médite sous la pergola du cloître aux herbes aromatiques, on joue à se perdre dans le labyrinthe de charmilles où les araignées tissent des cloisons supplémentaires, on tourne dans les bosquets du mouvement perpétuel à la recherche de la lumière, on pénètre en catimini dans l’orangerie et la serre, fort anciennes, on lorgne sur le verger typiquement normand, on guette les grenouilles au bord du bassin…
Partout des odeurs étonnantes, des plantes rares, des arbustes jamais vus… Cinq mille végétaux différents paraît-il on été acclimatés dans ce jardin, à découvrir dans la grande paix d’un parc de six hectares qui, cet après-midi, n’était guère envahi de promeneurs.
Jardin de contrastes
Un des plaisirs du jardin est de créer des contrastes.
Je ne veux pas parler ici du contraste évident qui règne entre le jardin d’eau et le jardin de fleurs de Claude Monet à Giverny, mais de celui, très raffiné, qui s’observe à l’intérieur même du clos normand.
Les massifs fleuris imaginés par le peintre s’alignent sur un hectare, et pourtant il n’en y en a pas deux pareils. Leurs disparités ne sont jamais aussi marquées qu’en fin d’été.
Les contrastes reposent sur les couleurs, bien sûr, les parterres monochromes ou au contraire multicolores alternent avec ceux où s’harmonise une gamme de couleurs resserrée, chaude ou froide.
Monet jouait aussi du contraste entre les carrés d’une même variété de fleurs et les parterres qui en mêlent un grand nombre de formes, de textures et de hauteurs différentes.
La taille des tiges entre en jeu elle aussi, depuis les géraniums au ras du sol jusqu’aux soleils géants, qui se dressent fièrement à trois ou quatre mètres de haut.
Enfin, les massifs s’opposent par leur densité, certains épais comme des murs, d’autres à la légèreté subtile de prairie.
Le côté naturel de ces derniers est obtenu avec des fleurs de culture, et c’est du grand art. Regardez comment les gauras se courbent sous le poids de leur collier de gouttes, offrant leurs lignes gracieuses en contrepoint aux amarantoïdes, ces petites boules de peluche rose qui font penser au trèfle, aux verveines, aux sauges, aux mauves, aux glaïeuls, aux mini rosiers…
En cuisine, ce serait une délicate mousse fruitée à la fin d’un repas roboratif. L’oeil se repose un instant, volette comme un papillon parmi toute cette finesse, avant de retourner se poser un peu plus loin sur un parterre aux masses denses et aux couleurs intenses.
Le contraste, source d’équilibre et d’harmonie.
Verbena bonariensis
Tout l’été fleurit la verveine. Celle-ci porte le doux nom de verbena bonariensis.
En cette rentrée des classes, n’allez pas croire qu’il s’agit d’une sorte de cancre, une variété de verveine bonne à rien comparée à la verveine officinale qui serait bonne à tout, première de la classe des utilisations médicinales et magiques.
C’est ce que je m’étais imaginé la première fois que j’ai entendu son nom. Mais la réalité est plus prosaïque. Un cours de latin, de géo et de botanique plus tard, la verbena bonariensis était redevenue la verveine de Buenos Aires. (C’est sans doute de là qu’on a dû la rapporter pour la première fois, car elle fleurit un peu partout sur le continent sud-américain.)
Il y a pourtant un peu de vrai dans cette image de bonne à rien. Regardez-la. Isolée, avec ses petites touffes de fleurettes pâlichonnes tout au bout de grandes tiges ligneuses, son port dégingandé de grande bringue maigrichonne, on hésite. Cette chose dans mon jardin, vraiment ? Pour quoi faire ?
Tout son charme tient à ça, justement. La verveine de Buenos Aires est une bonne copine. Une fois entourée d’autres fleurs plus gâtées par la nature, elle excelle à alléger les masses compactes, à architecturer les massifs un peu mous, à donner du flou aux floraisons trop denses.
Les jardiniers l’adorent, parce qu’elle est sans souci. Elle pousse toute seule, elle résiste à tout, et, providence des étourdis, elle se ressème comme une grande, sans l’aide de personne.
Si vous copiez sur vos voisins qui l’ont déjà adoptée, ça vous laissera le temps de profiter de la récré.
Dans Marianne il y a Ariane
L’exposition Monet qui ouvrira ses portes dans moins d’un mois au Grand Palais suscite déjà des articles. Cette semaine, l’hebdomadaire Marianne consacre trois pages à la Monet mania, dans un reportage qui a conduit le journaliste Vincent Huguet à Monetland, comme il dit : comprenez Giverny.
Pour préparer son papier, Vincent Huguet a fureté sur la toile, et il est tombé sur Giverny News, où visiblement ma boutade gentiment ironique sur Carla Bruni l’a amusé.
Woody Allen (…) le 6 août dernier, est venu tourner une scène de son film chez Monet. Un épisode relaté avec un humour ravageur sur Giverny News (http://givernews.com), l’irrésistible blog tenu par Ariane Cauderlier, guide indépendante à Giverny qui épingle les excès du culte. Rappelant les 32 prises nécessaires auparavant, à Paris, pour filmer Carla Bruni « en train d’acheter une baguette de pain rue Mouffetard » (« Ça n’a l’air de rien, mais ce n’est pas si facile quand vous ne l’avez jamais fait. Un vrai rôle de composition. ») la bloggeuse aux nymphéas ajoute : « Heureusement, Madame Sarkozy n’est pas venue à Giverny. On aurait risqué d’avoir à fermer les jardins de Monet tout le week-end si ce perfectionniste de cinéaste lui avait demandé, disons, de jouer la belle jardinière et d’arroser un massif. »
Sympa, non ? Il est clair que chez Marianne, faire partie de la blogosphère, donc être une voix indépendante, originale et sincère vous fait d’emblée marquer des points.
Merci, monsieur Huguet, ce coup de projo, c’est très aimable à vous.
Mais, comment dire ? je ressens un léger malaise. Si les lecteurs de Marianne ont la curiosité de venir se promener par ici, alléchés par la citation, ils risquent bien d’être déçus de tomber sur des fleurs et des petits oiseaux.
Je ne donne pas dans le sarcasme politique, et à y réfléchir, celui-ci, je le regrette. Car pourquoi Woody Allen s’est-il « acharné » sur Carla Bruni, en lui faisant répéter sa prise 32 fois ? Pour le buzz ? C’est mesquin. Pour humilier notre première dame ? C’est bas. Non, je ne vois qu’une explication, puisque Carla débute il a voulu lui donner un cours de cinéma, patiemment, pour qu’elle soit la meilleure possible. Comme Monet, il a poussé le travail au maximum, jusqu’à ne plus pouvoir ajouter de force au tableau.
Et puis, faut-il le préciser, c’est de la pure fiction d’imaginer la Fondation Monet fermée pendant deux jours. Woody Allen a obtenu une privatisation d’une heure et demi, si je me rappelle bien, sur la moitié du jardin, en fin de journée, quand il n’y a de toutes façons plus personne ou presque : c’est déjà beaucoup. On a le sens du service public à Giverny, pas question de fermer inconsidérément les lieux aux visiteurs, fut-ce pour encourager la création artistique.
Quoi d’autre ? Je ne crois pas épingler les excès du culte. Si culte il y a, je crains fort, au contraire, d’en être l’une des modestes prêtresses, et tout à fait excessive. Un blog entier sur Giverny !
Enfin, ça fait toujours bizarre de se retrouver dans la presse, qu’elle soit écrite, radiophonique ou télévisuelle. J’en ai fait plusieurs fois l’expérience à des titres divers, je l’ai infligée autrefois aux personnes que j’ai interviewées, on se trouve soudainement face à une image de soi vue à travers le prisme de quelqu’un d’autre, qui opère des choix subjectifs.
Voyez la légende de l’illustration, par exemple. Un bonbon rose, moi, j’ai dit ça ? J’ai du mal à y croire, tant, dans le contexte de l’article, l’expression passe pour distanciée et un peu moqueuse.
Vérification faite, oui, bien sûr, c’est dans givernews. C’était à propos de la neige à Giverny, une métaphore filée. « Ici, tout juste un peu de sucre glace. La maison de Claude Monet en devient une confiserie géante, un énorme bonbon rose. «
C’était un regard tendre. Rose bonbon.
Néanmoins
Il y a des mots qui dorment dans un coin de notre mémoire. Un vocabulaire passif, que nous comprenons mais ne pensons pas à utiliser.
Jamais, en anglais, je n’emploie le mot nevertheless. Toutefois, quand une de mes clientes l’a prononcé hier, sa traduction m’est revenue, comme une fiche sortie d’un classeur : néanmoins.
Les mots ne manquent pas pour exprimer l’opposition, à commencer par mais. Néanmoins, c’est une opposition, mais atténuée, une réticence, une réserve.
Si nevertheless est bien long pour un adverbe, un peu traître à prononcer pour des francophones avec son th au milieu, et que je n’ai pas dans la langue de Shakespeare la finesse d’expression qui le ferait préférer parfois à but ou however, je me demande en revanche pourquoi, comme beaucoup de mes compatriotes, je boude néanmoins.
L’alignement de hiatus et de nasales n’en fait pas un très joli vocable, c’est vrai. Il me semble pourtant que c’est le sens caché du mot qui retient de l’employer.
Néanmoins : nez en moins. On n’a envie d’amputer personne. Et néant moins, les profondeurs négatives de l’insondable, n’en parlons pas, c’est carrément déprimant !
Alors qu’en anglais nevertheless claque comme une devise : jamais le moins, (donc toujours le plus) voilà qui ne manque pas de panache.
J’avoue que la subtile mathématique rhétorique du moins qui apparaît dans les deux langues m’échappe. Serait-ce que l’on retranche quelque chose à la proposition précédente ? Ou que l’on fait mine au contraire de ne rien y retrancher ? Si vous avez une explication, je suis tout ouïe, oreilles en plus.
Enfin, pour ceux qui se demanderaient quel rapport il y a entre cette image de feuilles de nénuphars et mes interrogations linguistiques, j’aime beaucoup cette photo, c’était si beau de voir les nymphéas creusés d’une goutte en coeur scintiller d’éclats d’or, d’argent et de lapis-lazuli. Néanmoins, j’avais une réticence à la publier parce que les feuilles ne sont pas tout à fait propres, il s’y accroche un peu de mousse. Re-néanmoins, n’est-ce pas cette mousse, justement, qui retient les rayons de lumière ? Et le bassin de Monet n’est-il pas d’autant plus admirable de ce qu’il magnifie l’ordinaire, voire l’ordure, pour en faire de l’or, comme le fumier au pied des roses ?
Les choses ayant souvent plus d’un sens, je dédie ce billet à N., nez de la parfumerie parti outre-Manche, qui laisse un vide derrière elle.
Camouflage
Si certaines chenilles arborent des couleurs voyantes, comme pour faire croire aux prédateurs éventuels qu’elles sont toxiques, d’autres ont une stratégie de survie bien différente.
Regardez celle-ci, par exemple, qui arpente le rebord d’un iris du jardin d’eau de Claude Monet. Ne dirait-on pas une excroissance de l’iris lui-même ?
Sa teinte, subtil camaïeu de jaune et de vert, est copiée avec une exactitude que bien des peintres pourraient lui envier. Et l’analogie entre la larve et le végétal ne s’arrête pas là : la chenille a le même aspect translucide dans la lumière. Suprême raffinement, vous verrez en agrandissant la photo qu’elle pousse le bouchon jusqu’à aligner de petits points sombres à intervalles réguliers le long de son corps, à l’image des segments que l’on voit sur la tige d’iris.
L’hypothèse darwinienne trouve ici son illustration. Des mutations successives ont fait ressembler certaines chenilles de plus en plus à la plante hôte, et les chenilles les mieux camouflées sont aussi celles qui ont le mieux survécu.
Le point faible de cette technique de survie par le camouflage, c’est le mouvement. Tant qu’elle est au repos, la chenille se fond dans la nature. Mais si elle s’avise d’avancer, son curieux pas glissé la dénonce immédiatement. Qui a déjà vu un iris faire des boucles ?
Roses blanches
Août voit remonter les rosiers de Giverny.
La floraison estivale est moins spectaculaire que celle de juin, mais bien présente tout de même.
La petite roseraie derrière les tilleuls a retrouvé sa raison d’être, avec ses buissons parfumés qui attendent les visiteurs les plus curieux.
Au-dessus de la grande allée, le beau rosier grimpant abricot a déjà semé une nouvelle fois ses pétales au pied des ifs.
Devant la maison, les rosiers blancs rayonnent. L’association de leurs fleurs immaculées avec le vert des feuillages et des boiseries est si fraîche, si éclatante, qu’elle donne envie de planter des roses blanches dans son jardin, en oubliant définitivement la larmoyante chanson de Berthe Sylva qui leur colle aux pétales.
Un joyeux fouillis
Août a semé un grain de folie dans les massifs de Giverny.
Les fleurs soigneusement classées par couleurs, patiemment organisées pour être aussi différentes que possible en taille, forme, texture, s’épanouissent si joyeusement qu’elles font oublier tout l’art du jardinier et du peintre concepteur du jardin.
C’est le règne de l’exubérance, qui culminera à l’automne dans un tel épanchement floral que certains auteurs parlent de la violence du jardin de Monet en fin de saison.
On n’en est pas encore là. Pour l’instant, le mot qui vient à l’esprit des visiteurs francophones, c’est celui de fouillis.
Si je m’étonne, fouillis, vous trouvez ? ils s’empressent d’ajouter le qualificatif « organisé » au substantif dépréciatif, soit par crainte de s’être laissé aller à un crime de lèse-majesté, soit qu’ils sentent qu’il règne ici un ordre d’un autre genre que celui habituellement admis, dont la logique leur échappe mais où, qui sait, certains se retrouvent peut-être.
Ce qu’il faut de rigueur pour arriver à ce fouillis-là ! La sélection des variétés qui vont s’harmoniser, l’étiquetage minutieux des semis, la plantation savante selon la taille future des tiges, l’habile mélange des formes de fleurs…
Tout cela paraît difficile à percevoir et même à saisir. En dépit de mes explications circonstanciées, d’aucuns n’ont-t-ils pas comparé les merveilleuses floraisons impressionnistes de Giverny à une jachère fleurie ?
Inspiration, expiration, ça donne l’occasion de sentir le parfum des fleurs.
Redevenue aussi zen qu’un jardin japonais, je reconnais que les jachères fleuries présentent elles aussi un mélange de fleurs, (admirez ma diplomatie) mais que celui-ci s’obtient en mêlant les graines et en les jetant à la volée dans un champ. Ici chaque fleur est d’abord cultivée en serre puis mise en place individuellement, à la main.
Se peut-il qu’on ne fasse pas la différence entre la haute-couture et la confection, entre le pain industriel et celui du boulanger ?
Et dans quels domaines, certainement très nombreux, suis-je moi-même si peu avertie que je ne distingue pas l’exception du tout-venant ?
Après la moisson
Les balles rondes ou parallélépipédiques produites mécaniquement ont depuis longtemps remplacé les meules chères à Claude Monet. Mais leur géométrie continue à séduire les peintres.
Dans les champs de blé tout juste moissonnés, elles s’alignent à intervalles réguliers sur le chaume court, et leur blondeur s’harmonise au bleu du ciel.
Après des mois cheveux au vent, la terre s’est fait faire une coupe à ras.
Dans l’Eure, les moissonneuses batteuses terminent la récolte des dernières parcelles, dans des nuages de poussière. Les grains de blé détachés au fur et à mesure des épis s’entassent dans les remorques, tandis que les tiges, devenues paille, quitteront le champ un peu plus tard.
La paille des balles rondes deviendra sans doute litière pour le bétail. En Normandie, les élevages ne sont pas loin.
Autrefois les enfants se servaient de ces pailles, creuses et ligneuses à souhait, pour faire des bulles de savon. Il suffisait d’en demander poliment une à la fermière en allant chercher le lait.
L’odeur de la paille de blé est caractéristique, une odeur chaude et un peu irritante qui sent l’été et la moisson. Mais c’est l’odeur des foins que l’on a envie de humer à grandes inspirations, ce parfum délicieux de l’herbe qui sèche.
C’est un bonheur éphémère de juin, quand, à la faveur d’une période de beau temps, les agriculteurs fauchent les prairies et retournent plusieurs fois l’herbe coupée pour la faire sécher au soleil.
Le foin, il finira dans la mangeoire des vaches qui s’en régaleront à la mauvaise saison.
A l’époque de Monet, on en faisait aussi des meules, aux formes molles et incertaines, moins régulières que les meules de blé. Aujourd’hui, le foin lui aussi se stocke en balles rondes ou rectangulaires, d’un vert délavé plutôt que d’un blond paille.
Woody Allen à Giverny
Midnight à Giverny
Rien de tel que le cinéma pour transformer un lieu en camp retranché. Woody Allen était en tournage à Giverny vendredi dernier : barrières, police, déviation, il fallait montrer patte blanche pour rentrer chez soi.
Chez Monet, le jardin d’eau était inaccessible en fin d’après-midi. Selon le quotidien Paris-Normandie, le réalisateur n’a passé que deux heures à Giverny. Une scène assez courte et assez facile sans doute, pour laquelle les acteurs aguerris qu’il a engagés n’ont pas eu besoin de s’y reprendre à 36 fois, j’imagine.
Non, j’exagère : 32 fois seulement. Vous avez suivi les exploits de Carla Bruni pour ses débuts au cinéma sous la direction de Woody ? Trente-deux prises pour acheter une baguette de pain rue Mouffetard ! Ça n’a l’air de rien, mais ce n’est pas si facile quand vous ne l’avez jamais fait. Un vrai rôle de composition.
Heureusement, Madame Sarkozy n’est pas venue à Giverny. On aurait risqué d’avoir à fermer les jardins de Monet tout le week-end si ce perfectionniste de cinéaste lui avait demandé, disons, de jouer la belle jardinière et d’arroser un massif.
Évidemment, j’irai voir Midnight in Paris quand il sortira. Comme beaucoup de Français, Woody Allen est l’un de mes réalisateurs préférés. Bien que je ne sois pas certaine qu’il brosse un tableau très flatteur de notre capitale. Le réalisateur new-yorkais est tellement sûr de son public en France qu’il se permet des remarques un peu aigres-douces, bien faites pour plaire aux Américains. Qui aime bien châtie bien, n’est-ce pas.
En ce qui concerne Giverny, Woody est un habitué des lieux, m’a-t-on confié. C’est certainement un plus qu’il associe les jardins de Monet à un film sur Paris. Qu’il en dise du bien ou du mal, ce sera toujours une irremplaçable publicité.
Georges Guynemer
« C’est une vue qui donne envie de voler. »
Aux Andelys, le panorama que l’on découvre depuis les coteaux de la Seine embrasse toute la grande boucle du fleuve et se perd à l’ouest, où l’horizon se fond dans la brume. Le ciel s’étire, immense au-dessus de cette immensité.
La phrase de ma collègue m’a fait l’effet d’une révélation. Se pourrait-il que ce paysage si grandiose ait fait naître des rêves d’envol ? En tout cas l’histoire des Andelys est étrangement liée à celle de l’aviation. A des époques différentes, trois hommes s’y sont rendu célèbres par leurs exploits aéronautiques, coïncidence étonnante dans un bourg de quelques milliers d’habitants.
C’est d’abord Jean-Pierre Blanchard, natif des Andelys, qui s’illustre en traversant le premier la Manche en ballon, en 1785. Blanchard est célébré au Petit-Andely par un monument, une rue et une plaque sur sa maison natale.
Plus près de nous, l’Andelysien Marcel Lefèvre est un héros de la Seconde Guerre mondiale. Pilote de chasse, il faisait partie du fameux escadron Normandie-Niemen qui s’est battu sur le front russe. Marcel Lefèvre est mort au combat après 14 victoires aériennes. Grâce à son frère un musée, le Mémorial Normandie-Niemen, lui rend hommage ainsi qu’à ses compagnons d’armes.
Entre les deux s’intercale un mythe. Georges Guynemer, l’as de la Première Guerre mondiale, entré de son vivant dans la légende.
Le lien de Guynemer avec les Andelys est plus ténu. Né à Paris à la Noël 1894, il a été baptisé au Thuit, commune voisine des Andelys où sa famille possédait un château et 280 hectares de terres. Si Guynemer a ressenti ici l’appel du paysage ouvert sur le ciel, cela s’est produit quand il était tout enfant : sa grand-mère devenue veuve vend le château alors que Georges n’a que six ans.
Le père et l’arrière-grand-père de Georges Guynemer étaient tous deux officiers, mais son grand-père a été un temps sous-préfet de Louviers. Sa grand-mère la sous-préfète, dont le journal nous est parvenu, qualifie Le Thuit d’endroit « le plus beau et le plus ennuyeux du monde ».
On dirait que cette beauté a agi à la manière des sirènes. Séduits par l’ampleur du paysage, Blanchard, Guynemer et Lefèvre ont appris à voler, ce qui leur a valu la gloire. Mais ils s’y sont brûlé les ailes. Tous trois sont morts trop jeunes à cause de leur passion.
Peut-être se disaient-ils que mourir dans les airs, c’est raccourcir le chemin vers le ciel.
Vernon, soleil couchant
Si les cités américaines se caractérisent par la silhouette de leurs gratte-ciel, leur skyline, on chercherait en vain, dans bien des villes françaises, l’ombre d’une tour de plus de dix étages.
Ce sont les édifices du Moyen Âge qui ressortent. A Vernon, la collégiale Notre-Dame se dresse à l’horizon, encadrée à gauche par le clocheton de la mairie, à droite par les drapeaux de la tour des Archives.
Sur l’autre rive, la Seine vient lécher les prés de Vernonnet, formant une petite plage de sable désormais accessible par un sentier de randonnée.
C’est presque l’angle choisi par Monet pour sa première vue de la collégiale, avant qu’il opte pour une série dans l’axe de l’église.
Un coucher de soleil sur un plan d’eau a toujours un effet apaisant. Les cygnes glissent, le temps s’écoule. Qu’ailleurs il y ait la guerre, des forêts qui brûlent, des gens qui souffrent, tout cela paraît difficile à croire.
Et puis, un moustique vient vous vrombir aux oreilles, désagréable messager de l’imperfection du monde.
Il est temps de rentrer.
Maximilien Luce
Après le parcours impressionniste « Au fil de la Seine » qui réunissait de nombreux maîtres ayant travaillé sur les bords du fleuve, le musée des impressionnismes Giverny revient à une exposition monographique. Jusqu’au 31 octobre 2010, c’est le peintre Maximilien Luce qui est dans la lumière.
Comme Joan Mitchell l’an dernier, Luce a un lien géographique avec Giverny, puisqu’il a fini ses jours à Rolleboise, à une dizaine de kilomètres, et qu’il y est enterré.
Mais c’est avant tout son style qui fait de lui un peintre de la lumière, et le place dans la mouvance de Claude Monet. De 18 ans plus jeune (il est né en 1858), il fait partie des néo-impressionnistes en compagnie de Seurat, Signac et Cross, tous trois ses amis.
Le musée des impressionnismes n’a eu cette fois aucun mal à réunir les oeuvres présentées, dans l’intention de retracer toute la carrière artistique de Luce. Toutes les demandes de prêts ont été acceptées, ce qui fait de la rétrospective givernoise une sorte de parcours idéal dans l’oeuvre du peintre.
A voir l’époustouflante collection de chefs d’oeuvre, la maestria de Luce dans le traitement de la lumière, on comprend le désir du musée de rendre à Luce la place qui lui revient. Comment un tel peintre a-t-il pu rester dans l’ombre, ne jouir que d’un succès relatif ?
La réponse se lit dans les tableaux, les dessins et les gravures exposés. Luce a eu le tort d’être un artiste engagé, un fervent défenseur des plus faibles, peu avare de son talent pour lutter du côté des syndicalistes ou des anarchistes, pour dénoncer les répressions de la Commune, pour faire sentir la fatigue accablée des Poilus. Pas vraiment les meilleurs prémices pour se faire un nom auprès des collectionneurs, principalement bourgeois ou aristocrates.
Au fil de l’exposition, la personnalité de Luce transparaît. Autant Monet s’immerge dans le paysage, la représentation de la nature, autant Luce n’a d’yeux que pour l’homme. C’est un merveilleux portraitiste. Et même dans ses paysages, la présence humaine est quasi constante. Il s’enthousiasme pour le Paris haussmannien en pleine effervescence de construction, tout comme pour les aciéries du Pays Noir belge, qui lui donnent l’occasion de décrire avec lyrisme la beauté de l’effort humain.
Ce n’est qu’à la fin de sa vie que, retiré à Rolleboise, il retrouve une certaine sérénité pour évoquer la douceur des bords de Seine.
La couleur de l’eau
Comme la peinture, le cadrage photographique soustrait l’environnement du motif à la vue pour ne conserver qu’une petite portion subjective du décor.
L’oeil qui, dans le paysage, éprouve des difficultés à faire abstraction de la globalité et à se focaliser sur un endroit précis, se voit contraint d’oublier tout le reste.
Comme la peinture, la photo révèle ce qui se donnait à voir.
Prenez la couleur de l’eau, par exemple. Un jour de beau temps, difficile de ne pas s’imaginer qu’elle est bleue. Dans tous les espaces dégagés comme la mer, l’eau s’offre en miroir du ciel.
Il en va autrement dans le bassin de Claude Monet à Giverny. Les grands arbres qui l’entourent se reflètent à la surface, et la variété des couleurs de leurs feuillages est multipliée par les différents effets de lumière de la journée.
Il en résulte une infinité de colorations possibles autour des nymphéas, qui peuvent baigner dans le bleu, l’argenté, le noir, le gris, le vert émeraude, le roux, le jaune… et même dans cet étrange vert doré des branches de saule en plein soleil.
Un motif en vérité si changeant qu’il méritait bien l’infinie patience de Monet à le représenter encore et encore, dans ses déclinaisons de tons les plus spectaculaires ou les plus douces.
Patineur de bassin
A cause de ses pattes effilées, le Gerris est couramment appelé araignée d’eau. Des esprits plus observateurs ont remarqué qu’il n’avait que six pattes, et l’ont plus justement nommé patineur. Pour les anglophones, c’est un très romantique pond skater, un patineur de bassin.
En ce moment les Gerris vivent leur vie à la surface du bassin aux nymphéas de Claude Monet, et la plupart des visiteurs de Giverny ne leur prêtent pas la moindre attention.
Cependant, s’ils s’arrêtaient un instant pour contempler leur danse, ils auraient lieu d’être étonnés.
Car le Gerris semble défier les lois de la physique les plus évidentes, tout en s’appuyant sur d’autres, plus méconnues bien qu’elles fassent partie de nos expériences quotidiennes.
D’un mouvement brusque et saccadé qui rappelle vaguement celui de la brasse, le Gerris avance à la surface, et provoque à lui tout seul des ondes circulaires si nombreuses qu’elles en arrivent à troubler les reflets de l’étang.
Comme les oiseaux qui volent dans le ciel ou les mouches qui déambulent au plafond, le Gerris, l’air de rien, réalise sous nos yeux ébahis ce prodige dont nous sommes bien incapables, hommes de peu de foi que nous sommes : marcher sur l’eau.
C’est que, au royaume de la pesanteur, il ne joue pas dans la même cour que nous.
A notre échelle, il ne pèse rien. Mais à la sienne, il a un poids, bien sûr, assez lourd pour creuser la surface sous ses pattes, assez léger pour ne pas s’y enfoncer, grâce à la tension superficielle.
Ah ! qu’il nous est difficile de ressentir cette force de cohésion de l’eau, si fine, si légère ! Mais ses effets nous entourent. C’est elle qui arrondit les gouttes d’eau au lieu de les laisser s’étaler et se disperser partout, elle qui les retient accrochées sous la rambarde, elle qui permet de former des bulles de savon.
Les molécules d’eau, comme aimantées les unes aux autres, agissent à la manière d’un film à la surface du bassin. La faible pression exercée par le poids du Gerris ne suffit pas à percer le film.
Et cela n’a rien à voir avec le fait de flotter ou non. Pour subir la poussée d’Archimède, il faut être immergé dans le liquide. Le Gerris, avec ses pattes waterproof super-hydrophobes, en plus de marcher sur l’eau, il est fichu de garder les pieds au sec.
Jeanne-Marguerite Lecadre au jardin
5 octobre 2010 / 13 commentaires sur Jeanne-Marguerite Lecadre au jardin
L'exposition Monet du Grand Palais (Paris, jusqu'au 24 janvier 2011) a choisi le tableau Jeanne-Marguerite Lecadre au jardin alias Femme au jardin comme thème de sa communication. La lumineuse silhouette de la jeune cousine de Claude Monet dans un jardin fleuri se décline partout, des affiches au catalogue.
Pourquoi ce tableau-ci plutôt qu'un autre pour présenter la grande rétrospective parisienne qui aligne 168 chefs d'oeuvres du chef de file de l'impressionnisme ?
J'imagine qu'il convenait de mettre en avant une toile venue de loin, difficilement accessible pour le public parisien, et celle-ci est conservée au musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg.
Et puis, quoi de mieux qu'une oeuvre de jeunesse pour annoncer une monographie qui porte sur "Monet entier", selon l'expression de Guy Cogeval, président des musées d'Orsay et de l'Orangerie, qui préface le catalogue.
A 26 ans, Monet n'a pas encore tourné le dos à la figure, si j'ose dire, pour se consacrer au seul paysage. Ses toiles s'animent de personnages, et ce tableau allie la grâce féminine au charme d'un éclatant jardin croulant sous les roses.
On est en juin, sans doute, juin 1867 selon les dernières recherches. Le jardin en question se trouve à Sainte-Adresse, près du Havre, c'est celui de la maison de campagne de la tante de Monet. Et la demoiselle qui illumine la pelouse de sa robe immaculée se nomme Jeanne-Marguerite.
Je ne suis pas une grande défricheteuse d'arbre généalogique, mais si j'ai bien compris Jeanne-Marguerite est à double titre la petite cousine de Claude Monet : cette demoiselle Lecadre, petite-nièce de la fameuse demi-tante de Monet si décisive pour les débuts du peintre, a épousé son cousin Lecadre, ce qui lui a permis de ne pas changer de nom de famille à son mariage.
Ce devait être une charmante personne, si l'on en croit son obligeance à poser pour Claude à deux reprises au moins, pour cette toile et pour Terrasse à Sainte-Adresse où elle apparaît dans une tenue assez semblable.
Les deux tableaux peints sans doute le même été présentent d'ailleurs la même luminosité extraordinaire, le même air vif baigné d'un soleil radieux, les mêmes coloris resplendissants.
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