Galéjade

La Carpe par Ando Hiroshige, une des estampes japonaises de la collection Claude Monet

La carpe, Hiroshige – J’ai vu un énorme poisson !!!
L’enfant qui s’exclame au bord du bassin de Monet est si enthousiaste que je m’arrête.
– Ah oui ? Il était gros comment ?
– Comme ça ! dit-il en écartant les bras.
Un peu moqueuse devant l’exagération manifeste :
-C’était quoi ? Un crocodile ? Une baleine ?
L’enfant me lance un regard noir. Je reprends, sans ironie cette fois :
– Il était plutôt long ou plutôt rond ?
– Plutôt rond !
– Alors c’est une carpe !
– C’est pas une carpe, répond l’enfant définitivement méfiant, c’est un poisson !

Digitalisation

DigitaleLa digitale est un pays de Cocagne à elle toute seule, avec son accumulation de cornes d’abondance toutes entassées les unes sur les autres. Et c’est bien l’effet qu’elle doit faire aux abeilles qui viennent y faire leur shopping.
Mais à force de voir les bourdons s’y engouffrer, l’envie est venue à certains d’y fourrer les doigts. C’est cette idée que l’imagination populaire a plutôt retenue.
Digitale vient du latin digitus, doigt. C’est un nom de formation savante qui décrit cette « longue grappe de fleurs pendantes à corolle en forme de doigtier », selon le Robert.
Les noms populaires vont dans le même sens, « la digitale pourprée est dite gant de Notre-Dame ou doigt de la Vierge ». Ciel ! On la met volontiers à toutes les sauces, la Bonne Mère, dès qu’il s’agit de nommer une fleur.
Les Anglais ont aussi cette idée de gant, mais pour eux c’est le renard qui les porte : digitale se traduit par fox gloves, je ne m’explique pas trop pourquoi, mais c’est amusant d’imaginer un renard ganté.
C’est à cause de l’anglais que l’on peut digitaliser la digitale en approchant un appareil photo. Cela revient à numériser l’image, à la transformer en chiffres. Puisqu’on compte sur ses doigts, digit est l’anglais pour chiffre. On parle des gros revenus en les classant parmi les salaires à cinq ou six digits.
Mais laissons là les gros bonnets, je voudrais vous parler d’un tout petit chapeau. Un chapeau de doigt, Fingerhut en allemand. C’est le nom de la digitale, autrement dit un dé à coudre.
Qu’il soit à coudre ou à jouer, le dé est en lien étroit avec le doigt, et lui aussi dérive de la même racine latine : on n’en sort pas !

Vox populi

Grenouille à Giverny, photo Maurice ChernetÊtes-vous allé donner votre voix dimanche ? Depuis ce jour fatidique, j’ai perdu la mienne.
J’ai trop tiré sur la corde vocale, ça m’apprendra à donner de la voix.
Depuis, je parle à mots couverts. Je coasse. Croasse. Quoi ? Quoi ? Voix cassée, je hais qu’on me fasse répéter.
Je murmure, je susurre, je chuchote. Les clients font cercle tout près de moi, tendant l’oreille. On se tient chaud.
Les mots prennent une résonance étrange quand ils sont dits avec la voix du père Fouras, quelque chose de sentencieux qui leur sied plus ou moins bien. Pour les moments dramatiques de la vie de Monet, c’est parfait, mais essayez de faire passer une pointe d’humour avec un timbre d’outre-tombe !
Autour du bassin, j’ai pris le relais des grenouilles. On entendait beaucoup chanter les reinettes ces dernières semaines, mais elles se taisent maintenant.
Tiens ! Il me vient une idée. Peut-être qu’en demandant un baiser à mon Prince Charmant ?…

Heracleum

Heracleum, GivernyL’heracleum aime voir le monde d’en haut : il culmine volontiers à 3 ou 4 mètres, loin au-dessus de la tête des gens. Vous le trouvez hautain ? Il attend de vous que vous vous teniez à une distance respectueuse. Obéissez, c’est dans votre intérêt. L’héracleum possède une arme sournoise dans ses feuilles, bien pire que les orties.
C’est surtout la sève qui est dangereuse. Si elle entre en contact avec votre peau, vous ne sentez rien du tout. Mais une toxine s’y est déposée, qui sera activée lorsque vous exposerez la zone touchée à la lumière.
La toxine détruit la mélanine présente dans la peau, qui nous protège des UV et permet de bronzer. Il s’en suit de douloureuses brûlures dont les cloques peuvent paraît-il atteindre la taille d’une pomme-de-terre. Cela prend des mois avant que la peau refabrique sa mélanine, on garde des traces pendant longtemps.
La Berce du Caucase a été introduite en France pour ses qualités ornementales, Monet en cultivait déjà. C’est la raison pour laquelle les jardiniers de Giverny l’entretiennent au bord du bassin, assez loin des visiteurs.
Elle se ressème un peu partout. Si jamais vous en avez dans votre jardin, dès que vous en apercevrez les premières petites feuilles au printemps, il vaudrait mieux ne pas vous apitoyer. Comme les Apaches sur le sentier de la guerre, aplatissez-la, aplanissez-la…

Butiner

abeille à Giverny

Vous venez d’arriver sur cette page, vous êtes sur le point d’y passer un instant ?
A tous les lecteurs qui viennent butiner sur la toile, bienvenue, et bon miel !
Les fleurs de Giverny se sont parées de leurs plus beaux atours, d’amples volants vermillons, des froufrous roses, des pompons bleus…
Elles se tendent vers le soleil, prêtes pour l’atterrissage des abeilles.
Quel trampoline ces dernières vont-elles choisir ? Celui-ci, puis celui-là ?
Il y a de quoi faire tourner la tête.
Le parfum des roses emplit l’air.

Authenticité

La maison de Monet à Giverny– Ce vert, là, c’est vraiment celui de Monet ?
La question ne me surprend plus : on me la pose au moins une fois par semaine. Le problème de l’authenticité taraude certains visiteurs. Ce peut être la couleur des volets et du mobilier de jardin, la présence de géraniums d’un rouge vif devant la maison, ou même les pots chinois qui montent la garde de chaque côté du perron. Qu’est-ce qui est « vrai » dans tout ça ?
Il est malaisé de répondre, car peu d’informations ont été publiées sur l’histoire de la restauration de la propriété Monet. Or la recherche de fidélité à l’original a été tempérée par les contraintes de l’ouverture au public.
A l’intérieur, il n’est pas difficile de faire la preuve de l’excellence de la restauration. Des photos disposées dans l’atelier ou dans la salle-à-manger, sur lesquelles figure Monet, permettent de comparer la pièce d’alors à celle d’aujourd’hui. Chaque détail est à sa place, les altérations sont minimes. Mais dehors, le doute s’installe, surtout quand les couleurs trop crues ne correspondent pas à l’idée de douce harmonie que l’on se fait d’un tableau de Monet.
Pourtant, dans son jardin, Monet bannit la mièvrerie. Le vermillon réveille les camaïeux de rose et de mauve, le vert dur se fait végétal. Est-ce vraiment le vert de Monet ? J’ai bien regardé les photos couleurs présentées à l’exposition, sans parvenir à trancher. A chacun de se faire son idée.

Ancolie

ancolieDe spectaculaires ancolies jaunes ornent les bords du bassin de Claude Monet à Giverny. On dirait des nageuses prêtes à plonger, les bras tendus vers l’arrière dans l’attente du coup de sifflet qui les enverra fendre l’eau au milieu des nénuphars.
C’est joli comme un prénom, Ancolie. Malheureusement il suffit de rajouter devant un mél qui n’a rien d’un message électronique, et hop ! voici la charmante ancolie transformée en triste mélancolie.
Il n’en fallait pas plus pour que celle-là devienne le symbole de celle-ci dans le langage des fleurs, l’inventeur du code secret floral n’allait pas passer à côté d’une telle trouvaille !
Faire porter un chapeau pareil à l’ancolie, voilà qui n’était pas très sympa. Car vraiment, on se demande ce qu’on peut bien lui trouver de mélancolique, avec ses éperons recourbés en crochets et ses pétales en godets. Dans son costume improbable, elle fait plutôt penser à un personnage de Star Wars, pour un épisode qui reste encore à écrire.

Parler en langues

Giverny, le petit pontOn entend parler des quantités de langues dans les jardins de Giverny. Pas toutes les langues de la terre, parce que les pays du Tiers Monde sont tristement absents de la fête, mais tout de même plusieurs dizaines de langues différentes, pour autant que je puisse en juger.
En quelques années, la propriété de Claude Monet s’est hissée au rang de jalon touristique français. On vient des Amériques, d’Asie, d’Océanie, de toute l’Europe et un tout petit peu d’Afrique s’émerveiller de ces beautés qui parlent à tous, les jardins.
Quand on quitte le langage des fleurs pour passer à celui des humains, les choses se compliquent. Un grand nombre de visiteurs sont francophones ou anglophones, mais pas tous. S’ils veulent une visite guidée, on passe par un interprète.
Quelquefois j’arrive à suivre ce que l’interprète dit, et c’est fascinant d’entendre mes phrases devenir les siennes, parfaitement exprimées dans une langue que je ne connais qu’un peu. Mais parfois la langue étrangère garde toute son herméticité. C’est le cas, par exemple, avec le japonais.
En général c’est le responsable du groupe qui fait aussi office d’interprète. Que transmet-il de ce que je viens de dire ? Je ne le saurai jamais. Par-ci par-là je perçois un « Monet » qui n’est pas une grosse indication. Où peut-il bien en être ? J’attends pour poursuivre qu’il se taise, signe qu’il est arrivé au bout du message.
Je suis surprise, parfois, par la longueur de ses interventions, qu’il doit compléter par des commentaires de son cru. D’autres fois c’est leur brièveté qui m’étonne. A-t-il compris mon anglais ? Juge-t-il que ce point ne mérite pas d’être traduit ? Qu’importe ! Je lâche prise, lui laissant la responsabilité de ce que ses clients entendent et comprennent. A chaque fois je suis aux anges, ravie d’être en compagnie de Japonais.
J’adore ces visites où quelqu’un d’autre établit un pont entre deux mondes, palliant mes limitations. La traduction d’un système linguistique vers un autre, qui était mon premier choix professionnel, continue de m’émerveiller : chaque mot traduit est un cadeau fait aux autres, un cadeau chargé de sens.

Plante toxique

DigitaleLa fin de l’année scolaire rime avec sorties des écoles primaires.
J’aime bien guider les écoliers. C’est un âge merveilleux où l’on a envie de tout apprendre, de tout savoir, où tout vous intéresse.
A la moindre question, une forêt de doigts se lève ; on avance par échange, les réponses fusent plus ou moins exactes, on peut préciser tel ou tel point.
Après qu’ils ont longuement répondu à mes questions, c’est moi qui suis à la disposition des leurs. Il arrive qu’ils s’emparent de cette autorisation comme d’une aubaine, un adulte qui veut bien répondre à tous leurs pourquoi !
Je fais de mon mieux, je tâche de satisfaire leur curiosité tandis qu’ils ouvrent des fenêtres sur leurs âmes d’enfants.
Mais quelquefois on aborde des sujets qui donnent le vertige.

– Pourquoi est-ce qu’il y a des plantes toxiques ?

Il perce dans la voix comme un reproche, une incompréhension peinée.
Ils ont vu, dans les jardins, la digitale, leurs accompagnateurs les ont mis en garde contre cette empoisonneuse.
Comment les jardiniers de Giverny, le Créateur, la Nature ont-ils pu leur faire ce coup-là, mettre sur leur chemin des fleurs qui tuent ? Comment des plantes aussi belles peuvent-elles être si perfides ?
Leur confiance dans le monde en est ébranlée, ils ont un sentiment d’injustice.
Les voici confrontés à toute l’ambiguïté du Bien et du Mal, face à cette digitale qui peut aussi guérir.
Et leur question fait écho à cette autre question à laquelle les adultes n’ont pas de réponse : dis, pourquoi il y a la guerre ?

Rosier en arbre

Rosier en arbre, GivernyLes rosiers taillés en arbres sont une des splendeurs de Giverny. Dans le Clos Normand de Monet, ils ne fleurissent pas tous en même temps, prolongeant la fête. Celui-ci, aux tendres teintes jaunes qui s’éclaircissent à mesure que la fleur s’épanouit, est le premier à fleurir.

Conversation surprise en passant à côté :
– On dirait un rosier, dit une dame.
– Mais non, la reprend son amie, regarde le tronc ! C’est un pommier !

Les pommiers font de drôles de pommes en Normandie…

Souvenir d’enfance

Daniel Wildenstein, l’auteur du catalogue raisonné de Claude Monet, a consacré cinquante ans de sa vie à rassembler les éléments de cette minutieuse description de l’oeuvre de Monet.
Ce fils de marchand d’art disparu en 2001 a eu la chance de rencontrer Monet à Giverny quand il était tout enfant, un jour où il avait eu le droit d’accompagner son père chez le célèbre peintre. Il n’a gardé qu’un seul souvenir de cette rencontre, celui d’une remontrance. Le vieux monsieur à la barbe blanche lui a adressé la parole pour lui dire d’un ton peu amène : « Ne marche pas sur les fleurs ! »
Monet ne pouvait pas savoir que ce bambin deviendrait son biographe. Il aurait peut-être fait preuve de plus d’amabilité !
Cette délicieuse anecdote est racontée par le fils de Daniel, Guy Wildenstein, dans une longue interview qu’on peut voir en ligne sur Google videos (4ème minute de la video Charlie Rose – A conversation about Claude Monet). C’est une émission tournée à l’occasion de l’exposition Monet qui a eu lieu en 2007 à la galerie Wildenstein de New York.
J’y repensais aujourd’hui, parce que les jours de forte affluence, les fleurs souffrent beaucoup au contact du public. Monet n’aurait pas été content, il aurait sûrement toussoté dans sa barbe et rappelé aux visiteurs irrespectueux du travail des jardiniers : ne marchez pas sur les fleurs ! 

Reflets d’argent

Giverny le soir

Quand la pâleur des nuages transforme les rayons du soleil en coulée d’argent, le bassin de Claude Monet célèbre les noces de l’eau et de la lumière.

Nuit des musées

Nuit des musées à GivernyPour la nuit des musées, les deux sites de Giverny, à l’accès exceptionnellement gratuit, ont joué les prolongations jusqu’à 21 heures hier soir. L’aubaine a été mise à profit par plusieurs centaines de visiteurs, dont beaucoup de familles.
Ce n’était pas encore la nuit noire, mais la tombée du jour, l’heure où l’on commence à allumer les lampes. La maison de Claude Monet avait un air chaud et accueillant de gros chat tiède tapi au milieu des fleurs.
Dans la pénombre les pétales blancs se font plus lumineux que les autres, comme s’ils captaient mieux les dernières parcelles de jour.
Je suis restée longtemps au bord du bassin aux Nymphéas, à guetter les reflets du soleil couchant. L’agaçante pluie des derniers jours avait eu le bon goût de ne pas s’inviter à la soirée en malotrue qui serait venue tout gâcher.
Le plus étonnant, c’était de voir s’inverser la tendance habituelle, où la plus grande partie des visiteurs vient voir les jardins de Monet. Cette fois, c’était vers le musée des Impressionnismes que la foule se dirigeait. Les reportages télévisés des derniers jours n’y étaient sans doute pas pour rien. Le musée avait aussi joué à fond la carte événementielle en proposant visite guidée et atelier pour les enfants gratuits.
L’occasion aura permis à un public différent de découvrir cette superbe exposition Monet et les célèbres jardins sous un éclairage inhabituel. Vivement la prochaine.

Tulipes et myosotis

Massif de tulipes et de myosotis à GivernyJ’aurais aimé vous parler aujourd’hui de notre marronnier genevois à nous, la floraison du premier nénuphar de l’année sur l’étang de Claude Monet. C’est un nénuphar blanc du côté du petit pont qui ouvre le bal cette fois-ci, l’an dernier c’en était un rose près des trois saules, quasiment à la même date. Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là, dans deux endroits différents du bassin ? Mystère.
Malheureusement le temps de ces derniers jours n’est pas favorable à la photographie, je ne voudrais pas que mon appareil s’enrhume. Me voilà donc à ressortir de vieilles photos d’il y a trois semaines, à l’époque où les tulipes étaient en pleine splendeur.
Voici le fameux massif qui s’étend devant la maison de Monet. Comme pour les meilleures recettes de cuisine, la formule est simplette : des myosotis bleus avec des tulipes roses. Mais à y regarder de près, le parterre bénéficie de trucs de grand chef jardinier qui le rendent encore plus beau.
Prenez le personnage à l’arrière-plan. Vous avez vu où les tulipes lui arrivent ? Au coude ! Cet effet spectaculaire s’obtient en sélectionnant des variétés de très grande taille, certes, mais aussi en surélevant un peu le massif. Il est tellement étendu qu’on ne le remarque pas, mais on gagne bien une à deux dizaines de centimètres.
Deuxième astuce, mêler différents tons de rose pour obtenir un chatoiement harmonieux plutôt qu’un monotone effet de masse. Ici la gamme va du rose bleuté au rose rouge.
Et puis, il y a la façon de planter. Pour éviter la raideur, les jardiniers de Giverny ont une méthode éprouvée. Ils lancent les bulbes et les plantent à l’endroit où ils sont tombés. On est sûr ainsi de ne pas avoir un alignement au cordeau, mais un effet beaucoup plus naturel.
Enfin, une dernière ruse m’a épatée cette année. Je ne l’avais pas remarquée encore, c’est du grand art. Pour prolonger la floraison qui, hélas, ne dure pas éternellement, voyez-vous ce qui se profile entre les tulipes à leur apogée ? D’autres tulipes tout juste en bouton ! A peine les premières ont-elles leurs beautés laissé choir, qu’une deuxième salve est tirée. On a l’impression de remonter le temps, surtout si l’on a vu le jardin évoluer jour après jour.
Côté myosotis, pas de souci à se faire. Il faut des semaines pour que la floraison débutée en bas des grappes de boutons se propage jusqu’au sommet. Le temps que le myosotis épuise toutes ses cartouches, les deux séries de tulipes sont passées, les saints de glace aussi, le moment est venu de planter les fleurs d’été à la place de celles du printemps.

Tulipes anciennes

Tulipe ancienneLa saison des tulipes est superbe à Giverny. Chaque printemps, les visiteurs des jardins de Monet s’émerveillent devant la diversité infinie des variétés présentées, leur taille gigantesque, leurs couleurs sublimes, leurs formes étranges…
Monet n’avait pas toutes ces variétés modernes à sa disposition. Si on replantait le jardin comme il l’était au tournant du siècle dernier, le visiteur du vingt-et-unième siècle ferait la moue.
Arrêtons-nous un instant sur la terrasse devant la maison, d’où l’on domine l’un des massifs les plus spectaculaires, d’immenses tulipes roses qui se dressent au-dessus d’un lit de myosotis bleus. Un précieux trésor est accroché à la rambarde du balcon.
Dans des jardinières, voici des tulipes historiques. Des variétés mythiques, affirme le petit panneau explicatif.
C’est un cadeau des bulbiculteurs hollandais, l’International Bloembollen Centrum, à la Fondation Monet. Cadeau précieux de bulbes très rares. Ces tulipes datent du 19ème siècle, elles se sont multipliées d’année en année sans rien changer à leurs caractères : tout à fait le genre de tulipes cultivées à l’époque de Monet.
Elles sont charmantes, oui, on les prendrait volontiers pour des modèles réduits des tulipes d’aujourd’hui si ce n’était pas le contraire qui s’est produit. Elles font vingt centimètres peut-être, avec de petites têtes mignonnes mais discrètes.
C’est la limite de l’exercice dans la restitution à l’identique des jardins. Faut-il aller chercher les variétés historiques pour reproduire exactement les massifs de Monet ?
Au-delà de l’infaisabilité pratique du concept, cela n’aurait pas beaucoup de sens. Car ce sont des yeux du 21ème siècle qui se posent sur les massifs, des yeux habitués aux fleurs d’aujourd’hui.
La culture des bulbes a fait de gros progrès en cent cinquante ans. Les tulipes actuelles ont des floraisons plus longues, des têtes plus grosses, des tiges plus hautes. Ces caractères nous sont familiers.
Dans la restitution des jardins de Giverny, plutôt que la lettre, c’est l’esprit qui prévaut. Monet aurait adoré les catalogues des producteurs contemporains. Quel choix infini, que de merveilles ! Il aurait pioché avec délice dans toutes ces variétés pour obtenir des effets de couleurs sans doute assez proches de ceux que les jardiniers de Giverny s’attachent à imaginer de nos jours. Avec au final, aujourd’hui comme hier, un résultat commun : l’éblouissement des visiteurs.

Les ponts à Giverny

Giverny, bassin de MonetAffluence record ce week-end à Giverny ! La file d’attente s’étirait devant la maison de Claude Monet, et le musée des Impressionnismes a fait le plein lui aussi.
Les ponts de mai si courus ne sont pas le meilleur moment pour profiter de la sérénité des jardins, beaucoup plus calmes le reste de la saison. Le spectacle est magnifique, comme vous pouvez en juger, mais l’énervement de la longue attente et la bousculade gâchent le plaisir. Il vaut mieux venir en été, où les nénuphars sont en fleurs et les allées quasi désertes, contre toute attente.
Il m’arrive que mes clients me demandent si je me souviens de la première fois où j’ai visité la propriété de Monet. Si je m’en souviens !
C’était un pont du 8 mai, précisément. Nous venions d’élire domicile à Vernon, et je brûlais de découvrir les célèbres jardins. En toute innocence je suis entrée avec trois tout-petits…
et me suis demandé ce que j’étais venue faire dans cette galère ! La foule était si compacte qu’on ne pouvait pas avancer avec la poussette sans buter dans les pieds des gens. J’avais peur de perdre un des enfants, qu’ils se fassent piétiner. Furieuse de m’être laissé piéger, je faisais le serment que je ne remettrais jamais les pieds dans les jardins de Monet !.. Heureusement, j’ai fini par décolérer. On connaît la suite.
Giverny mérite mieux que de vous laisser un souvenir traumatisant. La réputation que les jardins de Monet sont noirs de monde n’est exacte que pour quelques week-ends dans l’année seulement. Il vaut mieux venir un autre jour.
Si vous ne pouvez pas faire autrement que de programmer votre visite pendant un pont, la meilleure heure est celle de l’ouverture à 9h30. Vous bénéficierez d’un moment tranquille, il faut du temps avant que les jardins ne se remplissent.

Mauvaises herbes

narcissesDans un jardin de deux hectares, impossible d’éradiquer toutes les mauvaises herbes. Il y faudrait quatre-vingts jardiniers plutôt que huit, à l’affût tous les matins. Pour éviter leur prolifération, on plante serré, c’est encore le meilleur moyen d’expliquer aux herbes folles que c’est la crise du logement par ici et qu’elles feraient mieux d’aller se ressemer ailleurs. Mais certaines sont têtues, bref il en reste toujours si on regarde bien.
Que quelques graines sauvages se faufilent dans les massifs de Monet, je ne trouve pas que ça dérange. Il y en a même qui sont craquantes, comme ce pissenlit dont la tête jaune s’est glissée parmi les narcisses. On dirait un gamin taquin entre les jambes des adultes, qui vous ferait coucou avec un grand sourire.
Les visiteurs ont des réactions étonnantes quand ils découvrent la présence de ce qu’il est convenu d’appeler une mauvaise herbe quelque part dans les jardins de Giverny, surtout ceux qui ont un jardin eux-mêmes et qui luttent sans relâche pour se débarrasser des indésirables. Même ici ! triomphent-ils, comme si la défaite face aux envahisseurs de ceux qu’ils perçoivent comme une armée de jardiniers les disculpait de leur propre échec, eux qui livrent seuls le combat dans leur carré de pelouse.
Tout le monde voudrait cesser de culpabiliser parce qu’il y a des mauvaises herbes dans son jardin. Une dame que j’ai guidée l’an dernier m’a révélé qu’elle avait été libérée par une petite phrase anodine de mon commentaire : Monet accueillait les fleurs sauvages dans son jardin, au milieu des fleurs cultivées. « Maintenant, raconte-t-elle, quand quelqu’un me fait remarquer les mauvaises herbes, je lui dis que je fais comme Monet ! » C’est surinterpréter l’histoire, puisque Monet acceptait seulement certaines fleurs sauvages qui lui plaisaient, coquelicot, centaurée, verbascum… Mais qu’importe, je suis enchantée si sans le savoir j’ai apporté un peu de sérénité à cette dame. Il faudra que je pense à le redire, ce détail-là, une graine aussi bienfaisante mérite d’être semée à tous vents !

Nymphéas bleus

Nymphéas, harmonie bleue, Giverny27, c’est le nombre définitif de tableaux de Monet qu’on peut voir à Giverny en ce moment. Ce nombre sied bien au département de l’Eure, dont c’est le numéro minéralogique. Le Conseil Général, qui est à la tête du nouveau musée, doit apprécier.
Depuis que l’exposition Monet du musée des Impressionnismes a ouvert, j’y vais presque tous les jours me repaître des toiles du maître.
Qu’est-ce que c’est, voir une expo ? Je regarde, je rêve, je ne suis pas sûre d’avoir bien vu. Il me faut revenir, encore et encore…
Comme au concert chacun a sa propre écoute, ici chacun a sa propre lecture des oeuvres présentées. Au-delà de l’analyse picturale, ce qui me touche en premier lieu, c’est la présence des toiles.
Ce sont des objets, mais des objets hors du commun. Elles sont. Elles vibrent. Je m’approche d’une toile à un mètre, presque à la toucher si, au bout de ma main, je tenais un pinceau. Voilà comment Monet appréhendait son tableau.
Les petits formats, les tableaux de chevalet, sont sous contrôle. Il les domine, les maîtrise. Mais les grands formats envahissent tout l’espace quand on est si près d’eux. C’est la confrontation directe de l’artiste avec la peinture, un face à face terrible. On sent dans ces toiles d’atelier la lutte du peintre avec l’art. Un duel entre une toile géante et un géant de la peinture.
De si près, le regard détaille chaque nuance de couleurs, glisse le long des coups de pinceau. A la fin de sa vie, Monet laisse libre cours à sa gestuelle. L’énergie créative qui l’anime et le tient debout la palette à la main à 80 ans passés jaillit en coups de brosse très libres. On peut sentir chaque geste grâce aux traces qu’ils ont laissées sur le tissu. L’acte de peindre s’y est figé pour l’éternité et s’offre au regard, chaque nuance portant témoignage du travail de l’oeil, de la main, du cerveau de Monet.
Parmi les 27 toiles, certaines sont très connues, comme les Nymphéas bleus d’Orsay qui quittent le musée parisien pour la première fois, d’autres appartiennent à des collectionneurs privés qui les présentent très rarement. C’est l’occasion de les admirer en vrai, et non pas sur des reproductions.
On a rarement un autre choix, mais idéalement on ne devrait jamais commenter les tableaux d’après des reproductions. J’avais parlé cet hiver, sans les voir en vrai, des Nymphéas bleus du musée d’Orsay. Depuis que je les ai sous les yeux, je me rends compte de plusieurs erreurs. Les réserves non peintes font le tour de la toile, elles n’occupent pas seulement un coin du tableau. Il est évident que c’est une volonté délibérée de Monet qui s’intéressait, d’après ses confidences, à la notion de vague, d’indéterminé, d’infini. Pas question d’arrêter la toile net au bord du cadre !
Et puis les Nymphéas bleus sont peut-être vraiment des nénuphars bleus. Cela ne fait aucun doute que c’est la tonalité générale du tableau. Mais en regardant de près on voit que les nénuphars présentent des touches de bleu turquoise, de blanc, de rose, de vert… Difficile de trancher sur la couleur de la fleur que Monet représentait, qui peut aussi bien paraître bleue parce qu’elle est dans l’ombre, comme le montre la photo ci-dessus.
C’est un débat de bien peu d’importance. Car à cette époque Monet s’est depuis longtemps détaché de la représentation du réel, de l’impression fugitive qu’il produit sur la rétine. Le motif n’est plus qu’un prétexte, un support à la création. Ce qui compte, c’est la peinture.

Renseignements pris

châssisRien ne vaut le réseau pour trouver un emploi, vous dit-on à l’ANPE. Sauf quand vos collègues ou connaissances font tout pour vous discréditer.
Je ne sais pas si on oserait encore écrire la lettre qu’a reçue Monet en 1892. Elle émane de son ami Mirbeau qui a interrogé son jardinier Lucien au sujet d’un certain Achille Savoir, jardinier que Monet envisage d’embaucher. Manifestement Achille manque de savoir, et ce n’est pas son seul point faible. Voici en quels termes peu flatteurs Lucien le décrit :

C’est un épateur. A l’entendre il va tout faire, tout pourfendre et il ne sait pas grand-chose. Il n’est pas soigneux, pas consciencieux, et extrêmement paresseux. De plus, il boit. Par négligence, il laisse perdre ses repiquages sous ses châssis, pour ne pas se donner la peine de les ombrer. Son jardin est fort mal tenu. Très souvent, il venait me demander conseil, pour des choses tout à fait courantes. Bref, honnêtement, je ne peux pas le recommander, car on ne peut pas être content de lui.

Bigre ! Pourquoi aligner autant d’arguments, alors qu’un seul d’entre eux aurait suffi pour griller Achille auprès de Monet ? Un tel acharnement à le démolir paraît presque suspect. Et on peut en effet se demander si Lucien n’en rajoute pas, car le voici bientôt qui change de ton, quand Mirbeau lui demande s’il ne connaîtrait pas un bon jardinier.

J’en connais un, Louis Arnoux, qui doit quitter sa place le 25 de ce mois. (…) C’est un excellent jardinier, et un très honnête homme (…) un homme de tout repos.

Pour avoir une chance de caser son copain, il fallait d’abord casser celui que Monet pressentait pour la place. Le réseau, toujours le réseau !

Le Rond des Dames

Le Rond des DamesDans les jardins de Monet à Giverny, de jolis bancs sont disposés en cercle dans un coin du clos normand. Ils ont été dessinés par Monet, paraît-il, c’est une excuse suffisante pour vouloir les tester et s’asseoir un moment.
L’endroit porte le nom de Rond des Dames. Alice Monet et ses quatre filles venaient y tirer l’aiguille à l’ombre, les après-midi d’été.
Les jeunes filles de bonne famille se devaient d’exceller aux travaux de crochet, de tapisserie ou de broderie, signe qu’elles étaient des maîtresses de maison accomplies.
L’arbre qui ombrage le rond des dames est un paulownia, un bel arbre d’ornement qui ouvre en ce moment ses grappes mauves dressées à la verticale. Les feuilles viendront plus tard, puis les graines dans de grosses capsules assez décoratives.
J’ai longtemps crû que ce gros arbre avait été planté par Monet, jusqu’au jour où je suis tombée sur une photo couleur qui le présentait à la restauration des jardins, gros comme un balai. Conclusion, il pousse vite ! Il offre une belle ombre aux bancs en forme de banane à la ligne intemporelle, d’où l’on peut savourer la vue sur la mer de fleurs, lire, ou, pourquoi pas, faire avancer son ouvrage.

Clématites

clématites, GivernyC’est le meilleur moment pour admirer les clématites dans le jardin fleuri de Claude Monet à Giverny.
Les vigoureuses clematis montana installées sur des supports métalliques croulent en ce moment sous les fleurs et la végétation. Elles cascadent en rideaux de dentelles blanches et roses au-dessus des passants dans le Clos Normand, créant cette sensation d’être totalement immergé dans la nature que Monet aimait.
C’est irrésistible, on a envie de passer dessous, si bien que j’ai changé mon parcours habituel de visite, tant pis pour le rond des dames et pour le poulailler.
Le jardin est tellement splendide en ce moment que les visiteurs se félicitent d’avoir choisi ce premier week-end de mai. « Quelle chance d’être venus la bonne semaine voir le spectacle du printemps !  » me disait une dame aujourd’hui. « Bientôt tout sera passé ! »
Il n’en sera rien, bien entendu. Dans quelques semaines le jardin sera tellement plein de roses que les visiteurs l’appelleront la roseraie. Les iris et les pivoines étaleront leurs atours somptueux le long des allées en défilé de mode. On ne saura plus où donner des yeux.
Parmi tout ce que je raconte aux visiteurs, je crois que c’est le tour de force du spectacle permanent qui les étonne le plus. Qu’on retire les fleurs passées pour en planter d’autres de la saison à venir, sur une telle surface, ils n’en reviennent pas. Et quand je leur décris l’aspect des autres saisons, les murs de fleurs de l’été, les reflets chauds de l’automne, le tapis de capucines dans la grande allée, ils sont stupéfaits. Waou ! disent-ils. Il faut qu’on revienne plus tard dans l’année !
De mois en mois, ce n’est pas le même jardin que l’on visite. Comme sur la scène d’un théâtre, le décor a changé.

Marronnier

MuguetJe vous ai déjà dit l’an dernier tout le bien et le mal que je pensais du muguet. Mais je ne voulais pas laisser passer le premier mai sans vous en offrir un petit brin pour vous porter chance !
En jargon journalistique, un marronnier est un sujet qui revient chaque année. Tel est le cas du 1er mai, de ses défilés et de ses ventes de muguet au coin des rues.
A en croire le site officiel de l’Etat de Genève, admirable de précision, cette expression nous vient de Suisse. Depuis 1818 l’habitude a été prise de noter très officiellement chaque année la date d’ouverture de la première feuille d’un marronnier célèbre de Genève, le marronnier de la Treille. Deux siècles plus tard, cette jolie tradition perdure. La tâche en incombe au sautier, qui en inscrit la date sur une tablette recouverte d’un parchemin déposée dans la salle du Conseil d’Etat.
Merveilleux Genevois, qui savent conjuguer politique et poésie ! Ils ont eu l’intuition avant tout le monde de l’importance de cette observation du début du printemps, une étude climatologique avant l’heure.
Les feuilles d’informations locales s’en sont fait l’écho chaque année : c’est le genre de sujet léger qu’on aime à lire au milieu des faits plus graves.
Puis l’expression prise au second degré a eu du succès dans la presse elle-même, par auto-dérision. De façon assez amusante, les journalistes d’aujourd’hui adorent filer la métaphore en lui rendant un sens concret. « Un marronnier de très grande dimension a poussé dans la presse sportive française » peut-on lire par exemple, ou encore « le sujet est en passe de devenir le marronnier le plus productif de l’année 2009 ». Le marronnier prend ici le sens de sujet rabâché.
L’avantage des marronniers plus traditionnels que sont le muguet ou la rentrée des classes (irrésistiblement associée pour moi à l’idée de marrons), c’est qu’on a 365 jours pour trouver une autre façon de les traiter l’année suivante.

Fenêtre sur jardin

Giverny, l'embarcadèreClaude Monet n’aimait pas les jardins tout plats. A Giverny, il a fait pousser des arbres et des grimpantes accrochées à des supports de toutes sortes pour créer des effets de volumes.
Il aimait bien la sensation d’avoir quelque chose au-dessus de la tête, branches ou pergola. Tout autour du bassin, la promenade alterne des passages à couvert et d’autres plus dégagés, faisant varier les effets d’ombre et de lumière.
A cette impression de cheminer dans un tunnel de verdure puis de ressortir à l’air libre s’ajoute un jeu avec les échappées vers le bassin. Tantôt il apparaît dans toute son étendue, tantôt il s’encadre dans des fenêtres, comme ici depuis l’embarcadère aux roses, un point de vue qui met en valeur la floraison des azalées de l’autre côté de l’étang.
Monet a même imaginé une troisième façon de voir le bassin, à travers le rideau des branches de saule.
Dernière astuce pour éviter toute monotonie au chemin autour de l’étang, il alterne les vues sur l’eau avec des endroits d’où le bassin est masqué par d’épais arbustes. Une fois franchi le buisson d’azalées, on redécouvre le plan d’eau sous une perspective un peu différente.
Toutes ces trouvailles de paysagiste font penser à la vue que l’on a depuis le train le long des lacs suisses. Un petit bout de tunnel par-ci, un passage au ras de l’eau par-là. Est-ce une pure coïncidence ou Monet, qui connaissait la Suisse mais n’y a pas peint, s’est-il laissé inspirer par ce voyage ?

Tulipes et feuillages

tulipes orangeLes tulipes resplendissent en ce moment à Giverny. Quelquefois seules, souvent en mélange, elles obéissent à des principes de plantation différents.
Dans le bas du clos normand du jardin de Monet, ce petit carré de tulipes orange rappelle la couleur des feuilles de rosier naissantes avec lesquelles elles voisinent. De même, le massif à côté est un carré de tulipes roses qui répondent aux feuilles rosées des pivoines arbustives.
L’effet ton sur ton est très harmonieux. On n’aurait pas remarqué ces feuillages sans les tulipes utilisées à la fois pour leur beauté propre et comme exhausteur de couleur.
Pour adopter et adapter ce principe chez soi, il suffit de regarder en avril comment se colorent les jeunes feuilles des buissons voisins du futur massif de tulipes.

Jeune fille à l’ombrelle

Jeune fille à l'ombrelle tournée vers la gauche, Claude Monet, 1886, Musée d'Orsay Paris Jeune fille à l’ombrelle tournée vers la gauche, (Essai de figure en plein air) Claude Monet, 1886, Musée d’Orsay Paris. Huile sur toile 131x88cm.

Peut-on appliquer le principe de la série à la peinture de figures ? Monet semble avoir été tenté par cette expérience picturale, mais empêché de la mener aussi loin qu’il l’aurait souhaité par absence de modèle.
Les débuts étaient pourtant prometteurs. A l’été 1886, Monet réalise deux grands tableaux de sa belle-fille Suzanne, la plus jolie des quatre filles d’Alice Hoschedé, en jeune fille à l’ombrelle tournée vers la gauche et vers la droite.
Un diptyque, c’est tout. Car Suzanne craque. Elle supporte difficilement les longues heure de pose. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, une bouderie d’adolescente de dix-huit ans. Sa soeur Germaine rapporte qu’elle s’évanouit. Portait-elle un corset, responsable de nombreuses pâmoisons ? On est tenté de le croire au vu de sa taille ultra-fine sur les tableaux.
Pour commencer, il faut trotter à travers champs jusqu’à l’endroit élu par Monet, un pré bordé d’un talus contre les inondations, à l’embouchure de l’Epte, à environ un kilomètre de la maison. Cet endroit dénommé l’Ile aux Orties appartient à Monet qui y possède un hangar où il range ses bateaux.
Quelques jours plus tôt Monet a eu un flash. Suzanne était en haut, sur le talus, en un éclair il a revu sa première femme, Camille, posant en contre-plongée à Argenteuil, le petit Jean près d’elle. « Demain nous reviendrons et tu poseras là. » Voilà comment il s’adresse à Suzanne, aux dires de son frère Jean-Pierre Hoschedé. Ce n’est pas une demande, c’est un ordre qui ne souffre pas de contredit.
Donc, Suzanne se fait belle et s’y colle. Elle porte à la ceinture une fleur rouge comme une tache de sang. Est-ce encore Monet qui a exigé cette écharpe légère qui flotte au vent, comme dans le tableau d’Argenteuil ?
Le cadrage des deux toiles est audacieux. Suzanne se tient debout sur son talus, le peintre en contrebas, une disposition qui fait se découper le modèle contre le ciel. Suzanne semble flotter dans l’azur au milieu des nuages dont elle reprend les couleurs nacrées, d’autant plus aérienne qu’on ne voit pas ses pieds masqués par sa longue robe claire et les herbes folles du talus.
Marianne Alphant dans son « Claude Monet, une vie dans le paysage » est d’avis que le peintre a dû commencer par le portrait tourné vers la droite, où l’ombrelle forme une belle ligne droite dans le prolongement de la robe, l’ensemble coupant la toile en oblique. Pas de doute, l’oeil du peintre a présidé à cette pose.
C’est certainement la position la plus pénible pour Suzanne qui tient son ombrelle contre le vent de son poignet recourbé. Crampe garantie au bout d’un quart d’heure. Dans le portrait vers la gauche, l’ombrelle est appuyée sur son épaule, ce qui devait être moins douloureux.
Ce ne sont pas, à proprement parler, des portraits. Le visage se dissout dans l’ombre procurée par l’ombrelle doublée de vert. Suzanne n’est plus Suzanne mais l’incarnation de la Jeune Fille, version fin 19ème.
Tandis qu’elle lutte pour garder la pose face au vent, Monet lutte lui aussi avec ses pinceaux. Comme cela lui arrive souvent, il n’est pas franchement satisfait du résultat. De là peut-être la longueur des séances qu’il inflige à la pauvre Suzanne. Il couvre la toile de hachures nerveuses pour rendre la mouvance de l’air, la danse des herbes et des étoffes, le ballet des nuages. Mais plus il s’entête, plus c’est pire à ses yeux. Selon un récit de sa voisine Mrs Perry, dans un geste de rage il lance son pied chaussé d’un sabot en plein milieu d’une des deux toiles, y traçant « une terrible balafre ». Est-ce vrai ? Il n’y paraît plus en tout cas.
Monet ne vendra jamais ces deux tableaux. Il hésite même à les exposer. Craint-il la critique ? N’en est-il pas content ? Après le décès de Suzanne à trente ans en 1899, la question ne se pose même plus. Aux yeux éplorés de sa mère ils sont devenus des icônes.
Michel Monet en hérite à la mort de Monet en 1926. Il en fait don aussitôt au Louvre, qui les expose dans la galerie du Jeu de Paume. Depuis 1986 les deux toiles symétriques font partie des joyaux du Musée d’Orsay à Paris.

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Ariane.

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