Clématites
C’est le meilleur moment pour admirer les clématites dans le jardin fleuri de Claude Monet à Giverny.
Les vigoureuses clematis montana installées sur des supports métalliques croulent en ce moment sous les fleurs et la végétation. Elles cascadent en rideaux de dentelles blanches et roses au-dessus des passants dans le Clos Normand, créant cette sensation d’être totalement immergé dans la nature que Monet aimait.
C’est irrésistible, on a envie de passer dessous, si bien que j’ai changé mon parcours habituel de visite, tant pis pour le rond des dames et pour le poulailler.
Le jardin est tellement splendide en ce moment que les visiteurs se félicitent d’avoir choisi ce premier week-end de mai. « Quelle chance d’être venus la bonne semaine voir le spectacle du printemps ! » me disait une dame aujourd’hui. « Bientôt tout sera passé ! »
Il n’en sera rien, bien entendu. Dans quelques semaines le jardin sera tellement plein de roses que les visiteurs l’appelleront la roseraie. Les iris et les pivoines étaleront leurs atours somptueux le long des allées en défilé de mode. On ne saura plus où donner des yeux.
Parmi tout ce que je raconte aux visiteurs, je crois que c’est le tour de force du spectacle permanent qui les étonne le plus. Qu’on retire les fleurs passées pour en planter d’autres de la saison à venir, sur une telle surface, ils n’en reviennent pas. Et quand je leur décris l’aspect des autres saisons, les murs de fleurs de l’été, les reflets chauds de l’automne, le tapis de capucines dans la grande allée, ils sont stupéfaits. Waou ! disent-ils. Il faut qu’on revienne plus tard dans l’année !
De mois en mois, ce n’est pas le même jardin que l’on visite. Comme sur la scène d’un théâtre, le décor a changé.
Marronnier
Je vous ai déjà dit l’an dernier tout le bien et le mal que je pensais du muguet. Mais je ne voulais pas laisser passer le premier mai sans vous en offrir un petit brin pour vous porter chance !
En jargon journalistique, un marronnier est un sujet qui revient chaque année. Tel est le cas du 1er mai, de ses défilés et de ses ventes de muguet au coin des rues.
A en croire le site officiel de l’Etat de Genève, admirable de précision, cette expression nous vient de Suisse. Depuis 1818 l’habitude a été prise de noter très officiellement chaque année la date d’ouverture de la première feuille d’un marronnier célèbre de Genève, le marronnier de la Treille. Deux siècles plus tard, cette jolie tradition perdure. La tâche en incombe au sautier, qui en inscrit la date sur une tablette recouverte d’un parchemin déposée dans la salle du Conseil d’Etat.
Merveilleux Genevois, qui savent conjuguer politique et poésie ! Ils ont eu l’intuition avant tout le monde de l’importance de cette observation du début du printemps, une étude climatologique avant l’heure.
Les feuilles d’informations locales s’en sont fait l’écho chaque année : c’est le genre de sujet léger qu’on aime à lire au milieu des faits plus graves.
Puis l’expression prise au second degré a eu du succès dans la presse elle-même, par auto-dérision. De façon assez amusante, les journalistes d’aujourd’hui adorent filer la métaphore en lui rendant un sens concret. « Un marronnier de très grande dimension a poussé dans la presse sportive française » peut-on lire par exemple, ou encore « le sujet est en passe de devenir le marronnier le plus productif de l’année 2009 ». Le marronnier prend ici le sens de sujet rabâché.
L’avantage des marronniers plus traditionnels que sont le muguet ou la rentrée des classes (irrésistiblement associée pour moi à l’idée de marrons), c’est qu’on a 365 jours pour trouver une autre façon de les traiter l’année suivante.
Fenêtre sur jardin
Claude Monet n’aimait pas les jardins tout plats. A Giverny, il a fait pousser des arbres et des grimpantes accrochées à des supports de toutes sortes pour créer des effets de volumes.
Il aimait bien la sensation d’avoir quelque chose au-dessus de la tête, branches ou pergola. Tout autour du bassin, la promenade alterne des passages à couvert et d’autres plus dégagés, faisant varier les effets d’ombre et de lumière.
A cette impression de cheminer dans un tunnel de verdure puis de ressortir à l’air libre s’ajoute un jeu avec les échappées vers le bassin. Tantôt il apparaît dans toute son étendue, tantôt il s’encadre dans des fenêtres, comme ici depuis l’embarcadère aux roses, un point de vue qui met en valeur la floraison des azalées de l’autre côté de l’étang.
Monet a même imaginé une troisième façon de voir le bassin, à travers le rideau des branches de saule.
Dernière astuce pour éviter toute monotonie au chemin autour de l’étang, il alterne les vues sur l’eau avec des endroits d’où le bassin est masqué par d’épais arbustes. Une fois franchi le buisson d’azalées, on redécouvre le plan d’eau sous une perspective un peu différente.
Toutes ces trouvailles de paysagiste font penser à la vue que l’on a depuis le train le long des lacs suisses. Un petit bout de tunnel par-ci, un passage au ras de l’eau par-là. Est-ce une pure coïncidence ou Monet, qui connaissait la Suisse mais n’y a pas peint, s’est-il laissé inspirer par ce voyage ?
Tulipes et feuillages
Les tulipes resplendissent en ce moment à Giverny. Quelquefois seules, souvent en mélange, elles obéissent à des principes de plantation différents.
Dans le bas du clos normand du jardin de Monet, ce petit carré de tulipes orange rappelle la couleur des feuilles de rosier naissantes avec lesquelles elles voisinent. De même, le massif à côté est un carré de tulipes roses qui répondent aux feuilles rosées des pivoines arbustives.
L’effet ton sur ton est très harmonieux. On n’aurait pas remarqué ces feuillages sans les tulipes utilisées à la fois pour leur beauté propre et comme exhausteur de couleur.
Pour adopter et adapter ce principe chez soi, il suffit de regarder en avril comment se colorent les jeunes feuilles des buissons voisins du futur massif de tulipes.
Giverny, effet du soir
Femme à l’ombrelle tournée vers la droite, Claude Monet, 1886, Musée d’Orsay
On ne sait jamais l’effet qu’on fait sur les gens. A moins qu’ils ne vous le disent, bien sûr, mais ce sont des révélations qui dérangent.
J’ai rencontré récemment un monsieur qui présentait une ressemblance troublante avec mon frère. Il a fallu que je me concentre sur un détail différent de son visage pour oublier ce hasard et travailler normalement. Le lui dire n’aurait fait que le mettre mal à l’aise lui aussi.
Les autres ont un référentiel culturel et intime dont nous ignorons la plus grande partie. Nous en faisons abstraction le plus souvent, advienne que pourra. Mais en même temps notre empathie, plus ou moins profonde selon les personnes, nous fait guetter les signes qui transparaissent de ce monde intérieur des autres qui nous échappe, de façon à y adapter notre attitude et nos propos.
J’ai eu la joie de guider hier une délicieuse vieille dame irlandaise, une de ces personnalités rayonnantes qui ont ce don de toucher tout droit le coeur des gens et de vous faire croire que vous vous connaissez depuis toujours. Au bout d’une demi-heure, elle m’interrogeait sur mes enfants. Elle a attendu que je lui demande combien elle-même en avait pour répondre malicieusement : Cinq ! je vous bats d’un point ! Ils sont grands maintenant, vous savez. Puis, levant les yeux : l’un d’eux est au ciel, dit-elle avec sérénité. Il est mort à 17 ans dans un accident de voiture.
J’ai blêmi sous le choc, traversée par l’horreur que cela avait dû être pour elle. Mais elle avait l’air d’avoir fait un tel chemin depuis.
Plus tard, quand je lui ai raconté les six enfants d’Alice Hoschedé, nous avons ri : battues toutes les deux ! Et dans la chambre de Monet, c’est en connaissance de cause que j’ai commenté pour elle le portrait d’Alice par Nadar. La seconde épouse de Monet a un regard plein de tristesse. Elle porte le deuil de sa fille Suzanne, un chagrin dont elle ne s’est jamais remise.
La silhouette de la jolie Suzanne nous est familière. Elle est la jeune fille à l’ombrelle tournée vers la droite ou vers la gauche, deux tableaux que Monet appelait modestement des « essais de figure en plein air ».
Azalée
Sortez les lunettes de soleil : les azalées sont en fleurs à Giverny ! Les buissons hauts d’un mètre cinquante se sont couverts d’une myriade de corolles aux couleurs éblouissantes. On en a plein les yeux dans le coin le plus japonais du jardin, le long du bassin aux nymphéas.
A moins d’avoir spontanément un sol acide, ce qui n’est pas trop le cas dans le bassin parisien, le jardinier qui plante des azalées se lance dans des travaux d’envergure. L’azalée, un peu culpabilisée d’être si compliquée, le récompense par la générosité de sa floraison. Pendant quelques jours l’arbuste enfile un manteau incroyable, dans des couleurs qu’on n’oserait jamais arborer dans la rue.
C’est tellement flashy que la faute de goût guette. Pour donner asile aux azalées, il vaut mieux les isoler, sinon, on a vite fait de verser dans le criard. Mais il existe aussi d’impeccables azalées blanches, et d’autres aux tons fanés d’orange qui heurtent moins le regard.
L’autre Henri Martin
Un Henri Martin peut en cacher un autre ! Voilà ce que c’est de porter le nom le plus répandu de France, assorti d’un prénom royal. Bref, un rectificatif s’impose : un aimable internaute me fait savoir que le Henri-Martin de l’avenue parisienne, et par conséquent du Monopoly, n’est pas du tout celui que je croyais. C’est, précise-t-il, « son homonyme parfait, l’historien (1810-1883), fameux sous le Second Empire et sous la IIIème République. Il a été en outre maire du XVIème. »
Maire du 16e arrondissement ! Voilà qui explique tout. Quel que soit son mérite comme historien, et je ne doute pas qu’il ait été grand, la voie politique est le meilleur moyen de finir en plaques de rue, comme chacun sait. Les exemples ne manquent pas d’obscurs conseillers municipaux promus à cette dignité. Normal, puisque la décision de nommer les voies appartient au conseil municipal, à qui il arrive de déplorer des décès dans ses rangs. A fortiori un maire : le nom de rue s’impose !
Donc, notre Henri-Martin à l’accent toulousain devra compter sur ses toiles pour assurer sa renommée post-mortem. A moins qu’il ait malgré tout sa rue quelque part, dites-moi ? Avec, souhaitons-le, un brin d’explication pour permettre de situer le personnage.
Et pourquoi une gare Saint-Lazare de Monet en guise d’illustration ? Parce que dans Martin il y a train, (!) et que les gares parisiennes sont aussi dans le Monopoly. Dans le jeu elles sont toutes cotées pareil, mais celle qui ouvre les portes de la Normandie tient une place spéciale dans le coeur des amoureux de Giverny.
Un air de Japon
Le printemps japonise les jardins de Giverny.
Plus que n’importe quelle autre saison, c’est lui qui donne au paysage imaginé par Claude Monet ce petit air d’avoir glissé d’un paravent ou d’une estampe pour tomber, un peu étonné, dans la vallée de la Seine.
Chaque étape du printemps déploie un éventail de merveilles venues d’Extrême-Orient. C’est le plus joli moment pour les prunus et les cerisiers fleurs, puis les azalées et les pommiers du Japon, enfin les iris, les pivoines et les glycines.
Des couleurs les plus tendres aux flashes les plus intenses, il flotte sur Giverny, tandis que la nouvelle saison commence, un air venu d’ailleurs, un éclat de soleil levant.
Arbres en fleurs
Tous les arbres sont en fleurs dans les vergers de Normandie.
Les plus précoces ont ouvert le ban, des pruniers échevelés aux cerisiers géants tout cotonneux.
Pâques a vu fleurir les poiriers vénérables, ceux qui sont plein de sagesse et savent comment il convient de s’habiller pour la saison.
Les pommiers arrivent en dernier avec leur floraison délicate d’un blanc rosé poudré de vert.
Avant que le vent ne vienne faire le fou dans les branches ébouriffées, rompant l’instant magique, les arbres fruitiers se retrouvent miraculeusement réunis pour la grande fête du blanc.
Sous leurs branches, les prés sont d’un vert si tendre qu’on en mangerait, de ce velours qu’éclabousse le jaune des pissenlits. C’est d’un bucolique à tenter Virgile. Mais de boeufs, point encore. Seuls les moutons sont déjà de sortie.
Henri Martin
Henri Martin, Les Champs-Elysées, 1939 Musée des Beaux-Arts de Bordeaux
Je viens d’avoir la solution d’une énigme qui m’intriguait : pourquoi le musée de Vernon est-il aller chercher celui de Douai pour organiser la grande exposition impressionniste en cours ? Au vernissage, chacun remerciait de façon appuyée l’ancienne conservatrice du musée de Vernon, Anne Labourdette. C’est qu’elle est la nouvelle conservatrice du musée de la Chartreuse de Douai !
Pendant qu’un bon peu des trésors de Douai font les délices des visiteurs vernonnais, les cimaises libérées dans la cité du Nord accueillent une grande exposition consacrée au peintre Henri Martin.
Ce nom vous dit forcément quelque chose. Mais si, voyons, l’avenue Henri-Martin, les cases rouges du Monopoly ! Né vingt ans après Monet, Henri Martin a été le chouchou des commandes officielles pendant la Troisième République. A lui les grandes décorations dans sa ville natale de Toulouse avec la salle Henri-Martin et la salle des Illustres de l’hôtel de ville, un bien bel endroit pour se marier !
Du Capitole à la capitale, il enchaîne avec le Palais de Justice et l’Hôtel de Ville de Paris, la Sorbonne, le Conseil dEtat, qui mérite une visite, ou encore le palais de lElysée. Ses pinceaux n’ont pas le temps de refroidir tant son style plaît aux officiels.
Faire le plein d’honneurs de son vivant, il n’en faut pas plus pour se faire placardiser par la postérité, qui a un faible pour les artistes maudits. C’est probablement aussi injuste que le contraire.
L’eau a coulé sous les ponts depuis le décès d’Henri Martin en 1943. On peut le redécouvrir sereinement aujourd’hui, et faire le tri entre ce qu’il a de très : très beaux coloris, très bonne technique, très belle inspiration poétique… et de trop : trop sage ? chantre d’un monde trop idéalisé ? Trop symboliste ? A chacun d’en juger à travers les quelque cent toiles présentées à Douai jusqu’au 15 juin 2009.
P.S. du 22 avril : Hélas, le Henri-Martin du Monopoly en est un autre ! voir billet du 22 avril.
Charme
Marcher dans les feuilles mortes au mois d’avril, ça fait bizarre. On a désappris depuis six mois leur craquement sous les pieds.
Surpris, on s’interroge : comment se fait-il que ces feuilles ne soient pas encore réduites en poussière ? Un petit coup d’oeil au sol et aux alentours, et la réponse saute aux yeux. Elles viennent juste de tomber.
Certains arbres conservent pudiquement leurs feuilles sèches accrochées à leurs branches pendant tout l’hiver. Ils ne voudraient pas être surpris tout dénudés !
Les charmes sont de ceux-là. Ils n’acceptent de perdre leurs vieilles feuilles que lorsque les nouvelles font leur apparition, à l’ouverture des bourgeons. Pas encore habillés pour l’été, mais au moins, euh, en sous-vêtements.
C’est avec les charmes qu’on fait les charmilles, ces jolies haies qui acceptent bien la taille et ont l’avantage de ne pas devenir transparentes en hiver.
Le charme est le cousin du hêtre, ou peut-être même son frère tant ils se ressemblent. Il y a pourtant un moyen simple de les distinguer dès qu’ils ont des feuilles.
C’est l’un de ces trucs que l’on apprend en rosissant, tout jeune, dans les sorties nature, et qu’on n’oubliera plus. « Le charme d’Adam, c’est d’hêtre à poil ». La feuille de charme est dentée, celle du hêtre présente des poils sur les bords.
Décidément, pas moyen de respecter la pudeur des arbres !
Bouleau
Je peux bien vous le dire puisqu’on est entre nous : j’adore que les clients m’apprennent des trucs. Les Thaïlandais savent tout sur les bambous, les Australiens sur les agapanthes. Hier mes visiteurs venaient de Scandinavie, et cette famille de Suédois m’en a dit long sur une petite boîte en bois qui décore la cuisine de Monet. A sa forme caractéristique et à ses peintures polychromes, ils l’ont immédiatement repérée comme de l’artisanat de leur pays.
Au temps de Monet, Suède et Norvège étaient unies. Ces boîtes se trouvaient couramment dans tout le pays. Elles servaient à transporter non seulement du beurre, comme je l’avais lu à propos de celle de Monet, mais aussi toutes sortes de denrées. Il en existait de toutes tailles, j’imagine que Monet en a rapporté une petite en souvenir de son voyage en Norvège. Il avait dû la trouver curieuse. A moins que ce soit un cadeau de la part de Norvégiens.
Aujourd’hui une autre famille de Suédois m’a fait voyager encore davantage. Arrivés à la porte du grand atelier de Monet, ils se sont exclamés devant un bouleau qui pousse là et dont l’écorce blanche se détache magnifiquement sur la tenture sombre du lierre et du prunus à l’arrière-plan.
Ce n’était pas ce contraste visuel qui les étonnait, mais la présence en elle-même d’un bouleau en notre pays de chênes et de charmes.
Le bouleau est typique des hautes latitudes. Il en existe, m’ont-ils dit, de très nombreuses espèces, la plupart avec des feuilles en forme de coeur. Pour leurs yeux de spécialistes, celui de Monet est une espèce moins courante à feuilles étoilées qui en fait un bel arbre d’ornement.
Mes clients suédois m’ont détaillé tout ce qu’on peut fabriquer en bois de bouleau, un beau bois clair qui convient à la fabrication de meubles et de parquets mais pas à la pâte à papier. L’espace d’un instant je me suis envolée dans les scieries de Suède, ça sentait le bois frais découpé, les grandes lames criaient en fendant les grumes.
Je ne verrai plus jamais ce bouleau de la même façon.
La résurrection des cloches
Les cloches sonnent à toutes volées ce matin dans la joie de Pâques. A Evreux, pourtant, elles se sont tues longtemps.
Les Ebroïciens qui ont connu la guerre ont gardé des images terribles des bombardements de juin 1940 qui ont détruit une bonne partie du centre ville. L’incendie a suivi les bombes. La cathédrale a fini par être atteinte par le brasier le 11 juin.
La charpente de la flèche s’est embrasée comme un feu de la Saint-Jean. Le plomb qui la recouvrait a fondu. Sombres journées où les gargouilles crachaient du plomb…
La fournaise était telle que les cloches ont fondu elles aussi. Elles se trouvaient dans les deux tours de la façade occidentale.
Les cloches étaient faites en bronze, un métal réquisitionné pour en faire des obus. Mais une partie du bronze fondu a pu être dissimulé à l’occupant en le cachant dans le calorifère de la cathédrale.
La paix revenue, ce métal a servi à fabriquer de nouvelles cloches. Elles sont arrivées de Villedieu les Poëles un beau matin du printemps 1968, une époque où les feux de l’actualité étaient braqués ailleurs. Leur mise en place dans le clocher reconstruit a été un peu laborieuse, car elles étaient trop larges pour entrer dans la tour. Mais elles ont fini par regagner leur place et se sont remises à rythmer la vie des Ebroïciens, près de trente ans plus tard.
Mahonia
Le truc mnémotechnique vaut ce qu’il vaut : les mahonias sont en fleur en même temps que les magnolias ces jours-ci.
Mais si à peine ouvertes les grandes fleurs blanches ou roses des magnolias tombent à la moindre goutte ou au moindre souffle, le mahonia résiste.
Rien ne l’abat. Il commence sa floraison au coeur de l’hiver et la poursuit jusqu’à ce que le printemps soit bien installé. C’est dire s’il laisse toutes leurs chances aux abeilles de venir le visiter, elles qui n’ont pas grand chose à se mettre sous la trompe en ce début de saison.
Pour être sûr de son coup, le mahonia multiplie les armes de séduction massive. Il déploie de vrais bouquets de petites fleurettes jaune citron, bien visibles contre le vert de son feuillage. Surtout, il sent très bon, un parfum puissant qui tranche avec les effluves plus suaves des bulbes de printemps.
Et puis, voilà que le mahonia se ravise. Comme une fille trop jolie obligée de tenir à distance d’innombrables prétendants, le mahonia se hérisse de piquants. Ses feuilles rappellent celles du houx, en un peu moins acéré tout de même.
Je crois que par cette armure il espère décourager les mâchoires pleines de dents qui rôdent aux alentours, et qui n’ont pas grand chose à croquer à l’époque où le mahonia se signale si vivement à leur attention.
Calvaire
A la collégiale de Vernon, un grand calvaire domine la nef. Il fait face aux fidèles sur l’arc triomphal, baigné par la lumière colorée des fenêtres hautes.
L’oeuvre porte la date de 1664. On la doit à Jean Drouilly, un sculpteur d’origine vernonnaise qui a beaucoup travaillé pour le Roi Soleil à Versailles.
Le Christ représenté en homme vigoureux tourne la tête vers Marie, qui exprime son amour et sa douleur en portant la main à son coeur. De l’autre côté se tient comme toujours l’apôtre Jean, le disciple que Jésus aimait, reconnaissable à ses cheveux longs. Les mains jointes, il paraît espérer quelque miracle qui ferait descendre Jésus de la croix. Les regards de Marie et de Jean dessinent un triangle qui les relie à Jésus, alors que leurs corps se détournent de cette scène effroyable.
Cène de sable
Le sujet est de circonstance aujourd’hui. Deux artistes de Giverny, Christian Avril et Jean-Pierre Porcher ont sculpté une représentation monumentale du dernier repas du Christ et de ses disciples. Les personnages de la Cène, grandeur nature, sont façonnés dans du sable.
C’est tout à fait saisissant de se trouver face à face en taille réelle avec cette scène si souvent représentée sur les tableaux, donc en réduction. La sculpture éphémère se trouve dans la cour du 75 rue Claude Monet à Giverny, elle est visible de la rue, et si l’on a envie de s’approcher l’entrée est libre.
Christian Avril parle avec humour du choix du sujet, un « hommage à une bande de hippies : Jésus et ses potes ». Nul doute qu’il se retrouve un peu dans le caractère atypique que pouvaient avoir les tous premiers chrétiens. C’est une façon de voir les choses pour un artiste qui a Christ dans son prénom !
Chris Avril sculpte le sable depuis des années chaque été sur les plages de la Méditerranée, Jean-Pierre Porcher s’y est mis avec plaisir.
Les deux sculpteurs ont pris quelques libertés avec la Cène de Léonard de Vinci. Judas, le visage fermé, serre ses sous. L’apôtre qui tend le doigt vers le ciel a plutôt l’air de, disons, commettre une incivilité sacrilège.
Et puis, un petit chien est tapi sous la nappe. C’est le propre chien de Chris mort cet hiver, qu’il représentait souvent sur ses tableaux des rues de Giverny.
Il a fallu trente tonnes de sable de la Seine bien compacté pour donner corps à la Cène. Il a fallu aussi un concours de circonstances un peu triste.
Chris Avril avait l’habitude de peindre dans la rue tout près de la maison de Monet, et d’accrocher ses toiles à vendre à une clôture. Il paraît que ça fait désordre, que d’autres peintres pourraient suivre son exemple. Où irait-on si on se retrouvait soudain avec Giverny transformé en place du Tertre ? On en frissonne d’avance.
Toujours est-il que Chris Avril n’a plus le droit de s’installer dans la rue comme il le faisait depuis longtemps. Jean-Pierre Porcher s’en est ému et lui a offert l’hospitalité devant sa maison, transformant sa cour en plage. Parce qu’une question dérangeante le taraude : où va-t-on quand on ne veut plus de vous dans la rue ?
Splendeurs éphémères
Les cerisiers du Japon finissent de fleurir à Giverny, donnant un air japonais au parking du musée.
Il neige des pétales roses qui tourbillonnent avec hésitation dans la brise du matin.
Les voitures stationnées quelques heures sous les branches se couvrent de confettis soyeux qui s’envolent dès qu’elles repartent, glissant le long du pare-brise à la manière de gerbes d’étincelles. Si on a l’imagination camarguaise on pense à un envol de flamants roses.
La floraison des cerisiers ne dure que le temps de s’en émerveiller. A peine a-t-on fait Oh! devant le spectaculaire alignement de dizaines de cerisiers arborant leurs houppettes roses devant le vert de la forêt, que déjà la magie s’en échappe, fane, s’égrène au vent.
Est-ce long, est-ce court, ces quelques jours à l’apogée de la floraison ?
Le processus de défleurissement est aussi lent que celui de l’ouverture des fleurs. A la fois visible d’un jour à l’autre, mais pas assez rapide pour qu’on en prenne conscience en temps réel. Seule la chute des pétales alerte d’une fin prochaine, matérialise le vieillissement à la façon du tic-tac d’une pendule. Bientôt tous les pétales seront tombés, comme un sablier qui se vide.
La beauté du vivant questionne notre rapport au temps, en métaphore de la jeunesse. Mais si l’être humain peut ressentir de l’angoisse à voir filer les années, la nature semble dénuée de toute crainte de cet ordre. C’est comme si les plantes savaient bien qu’il faut que les fleurs fanent pour donner des fruits, et que les feuilles tombent pour laisser naître de nouveaux bourgeons.
Narcisses et tulipes
Cette année les premières tulipes sont arrivées à l’heure à leur rendez-vous avec les narcisses.
En général, les narcisses se précipitent pour fleurir dès les premiers jours un peu tièdes, tandis que les tulipes attendent sagement le mois d’avril.
Mais cet hiver la température est descendue à un niveau inhabituel, jusqu’à -14°. Le gel a persisté jour et nuit pendant trois semaines. Tout ce froid a calmé les ardeurs des jonquilles et des narcisses. Ouh là là ! se sont-ils dit, ça pince ! Attendons un peu.
Lièvres et tortues ont fini par prendre le même départ, et voilà les narcisses et les jonquilles côte à côte avec les tulipes dans les jardins de Monet, en taches blanches, jaunes et rouges qui réveillent le vert des gazons.
Ces belles plantes à bulbes sont plantées par bouquets dans les pelouses du clos normand. C’est le moment de l’année où l’on se rend compte que Monet avait prévu des carrés d’herbe dans son jardin fleuri, comme une respiration entre les massifs, un gazon bien vert sous les arbres fruitiers et à fleurs.
Bientôt les bordures vont devenir si hautes et si éclatantes qu’on ne remarquera plus les carrés de pelouse. Ce sera le moment de les oublier, quand les longues feuilles du narcisse se dessèchent peu à peu, le temps que le bulbe fasse des réserves pour l’année prochaine.
Le débit de l’eau
DEVOIR DE VACANCES
Soit un bassin d’une superficie de x m2 et de y cm de profondeur. Ce bassin est alimenté par un captage d’eau souterrain d’un débit de z litres par minute.
1/ Calculer le temps caractéristique de renouvellement de l’eau du bassin. On pourra négliger les infiltrations.
Le jardinier plante des nénuphars, qui apprécient la chaleur et les nitrates (on trouvera en annexe un graphe de l’influence de la température et de la concentration en nitrates sur la croissance des nénuphars). Sachant que l’eau souterraine est à une température T0 très inférieure à la température extérieure, et d’une concentration C en nitrates :
2/ Établir si un apport continu de cette eau a une incidence positive ou négative sur le développement des feuilles de nénuphars.
3/ Déterminer la date d’apparition des premières fleurs en conditions normales de température et de pression.
La richesse en nitrates de l’eau souterraine et la clarté de l’eau du bassin entretenue par son renouvellement permanent favorisent la prolifération des algues.
4/ Représenter le graphe du temps nécessaire à l’entretien du bassin en fonction du débit d’eau souterraine. En déduire s’il sera ou non nécessaire d’embaucher un jardinier supplémentaire.
Pour hâter la floraison, le jardinier décide de stopper l’arrivée d’eau froide et de laisser le bassin se réchauffer. La prolifération des algues se poursuit jusqu’à ce que l’eau de l’étang se trouble à la température T1. Puis le manque de lumière stoppe la croissance des algues.
5/ Combien de jours le jardinier peut-il espérer gagner sur l’apparition des premières fleurs ?
6/ Sachant que le jardin est visité par des touristes qui apprécient l’eau claire et les nénuphars en fleurs, démontrer par l’absurde qu’il est impossible de satisfaire la totalité des touristes. Déterminer le débit que le jardinier doit laisser à l’arrivée d’eau pour obtenir une satisfaction optimale des touristes en fonction des données du problème.
Alchimie lumineuse
Non, le pont de Monet n’a pas été repeint en vert jade cet hiver ! Il est toujours du même vert vif un peu dur. Mais dans la lumière rasante du matin, l’objectif le capte de cette teinte claire un peu bleutée.
L’objectif est-il objectif ? Quelquefois il est en dessous des possibilités de l’oeil humain, il écrase les blancs, les ombres, il voit flou. Mais souvent il se montre supérieur à nos capacités visuelles. Surtout, il n’est pas influencé comme nous par la connaissance préalable des choses, qui nous fait voir le pont vert parce que nous savons qu’il est vert.
Le miracle de l’oeil de Monet, c’est, entre autres facultés visuelles hors du commun, de savoir faire abstraction des images mentales préconçues pour faire l’effort de voir vraiment le motif qui s’offre à lui. Et surprise ! Ses ponts japonais sont de cette même teinte douce et bleutée que leur donne les rayons du soleil.
La lumière bleue
La lumière qui nous baigne nous paraît toujours aller de soi. Il faut un regard extérieur pour nous faire sentir sa qualité propre. C’est pourquoi j’ai été très heureuse d’avoir l’occasion d’échanger avec un photographe brésilien.
Ce que j’aime avec les photographes, c’est qu’ils ne vous regardent pas comme un ovni quand vous leur demandez, comment trouvez-vous la lumière aujourd’hui ? D’où qu’ils viennent sur la planète ils vous répondent très sérieusement, sans éluder d’un « très belle » qui n’engage à rien.
Donc, pour Fernando Grilli, la lumière de Giverny est très bleue, riche en tons de l’extrémité froide du spectre. « Au Brésil, dit-il, la lumière tire vers le jaune et l’orange. Les couleurs sont franches, tranchées. Le vert est vraiment vert, le rouge vraiment rouge. Ici, elle est beaucoup plus riche en nuances, en tons pastels, toute une gamme fantastique de couleurs intermédiaires. »
Il faisait un grand soleil, cette semaine, juste le temps où l’on se dit, en France, que c’est le moment de faire des photos. Pourtant, l’instant que Fernando a préféré, c’est celui où un nuage a voilé le soleil. « Toute une quantité de nuances sont apparues dans les reflets sur l’étang, c’était extraordinaire. »
Epure
Quel émerveillement de retrouver le jardin de Monet à son ouverture hier matin ! Les rêves de son long sommeil hivernal flottaient encore autour du bassin, tandis que le jardin se réveillait doucement sous les baisers du soleil d’avril.
Le printemps commence tout juste à poindre, en petites touffes colorées de jonquilles et de pensées. Mais beaucoup de plantes, prudentes, attendent que l’air et le sol se réchauffent encore avant de risquer le bout de leurs petites feuilles tendres.
Cet entre-deux qui n’est pas encore le printemps triomphant et déjà plus l’hiver donne au jardin de Monet une atmosphère unique pour quelques jours seulement. Avant l’ouverture des bourgeons, avant que la verdure ne l’emporte et envahisse tout, le jardin s’offre comme une épure. Il a la beauté simple et sublime du nu.
Pré-rentrée
Un vent nouveau souffle sur les jardins de Monet. Oh ! Pas une tempête à tout révolutionner, ni même des bourrasques ! Juste une brise légère. Mais le changement de direction il y a un an a apporté quelques changements à la vénérable institution.
Cette année, par exemple, les journalistes ont été conviés à une journée de presse à la veille de l’ouverture demain matin. Une première, dans tous les sens du terme.
Dans son discours de bienvenue, Hugues Gall, l’académicien à la tête du musée s’est présenté comme le patron de la PME Fondation Monet, et plus étonnant encore, s’est comporté comme tel, détaillant les ressources de « l’entreprise », son budget : 6 millions d’euros, le nombre de visiteurs : 410 000 en 2008. Une transparence inconnue jusqu’alors. « On est allé jusqu’à 500 000 avant le 11 septembre, ce qui était sans doute trop », commente-t-il.
Si je me souviens bien, on pouvait ressentir à cette époque comme une inquiétude devant la croissance constante du nombre de visiteurs. Jusqu’où saurait-on absorber l’afflux de touristes dans cet espace limité ? Le coup de frein donné au tourisme américain par les attentats sur les tours jumelles a stabilisé la fréquentation à un niveau moins critique. L’ouverture 7 jours sur 7 devrait toutefois la faire repartir à la hausse, mais étalée sur la semaine.
Les habitués de Giverny noteront dès demain d’autres changements spectaculaires ou discrets. Un velum, c’est-à-dire une grande toile servant à filtrer la luminosité du soleil, masque désormais les verrières du grand atelier. Plus imperceptible, l’arrosage automatique a été refait cet hiver pour un apport d’eau optimisé au pied des plantes, moins consommateur que l’arrosage traditionnel, et qui évite la propagation des maladies. L’électrification du jardin va permettre l’utilisation de matériels de jardinage électriques moins bruyants et non polluants.
Quoi encore ? Ah oui ! La Fondation Monet participera à la Nuit des Musées. Qu’on se le dise, l’entrée sera gratuite le 16 mai de 18h à 21h. Ça aussi, à ma connaissance, c’est du jamais vu.
De Corot à Bonnard
C’était aujourd’hui le vernissage de la nouvelle exposition du musée de Vernon, « De Corot à Bonnard, chefs d’oeuvre des musées de Douai et de Vernon » à voir jusqu’au 28 juin 2009.
J’aime bien les expos du musée de Vernon, toujours intéressantes, qui proposent de belles découvertes. Mais cette fois, le musée fête ses 25 ans, et c’est carrément le calibre au-dessus. Le sous-titre « chefs d’oeuvre » n’est pas usurpé.
L’exposition s’étend sur presque toutes les salles, selon un parcours logique. On suit l’évolution de la peinture du 19ème siècle, des paysages encore empreints de clacissisme de Corot aux coloris raffinés de Cross le pointilliste, en passant par des portraits, des scènes intimistes, des oeuvres naturalistes…
Et quand on se penche sur les signatures, on lit Monet, Pissarro, Vuillard, Bonnard, Corot, Boudin, Jongkind, Le Sidaner, Blanche Hoschedé-Monet, MacMonnies, Valloton, Daubigny, Denis, Courbet… Un incroyable rassemblement de grands peintres dans un petit musée ! C’est un régal pour les yeux, d’autant que les toiles et les sculptures ne sont guère connues par rapport à celles vues et revues des grands musées.
Si vous avez l’occasion de venir à Giverny, faites le crochet par Vernon pour voir cette expo de grande qualité, vous ne serez pas déçu. Elle n’aura sans doute pas la même couverture médiatique que l’expo Monet qui s’ouvrira le 1er mai à Giverny, raison de plus pour y faire un tour !
Jeune fille à l’ombrelle
27 avril 2009 / 11 commentaires sur Jeune fille à l’ombrelle
Peut-on appliquer le principe de la série à la peinture de figures ? Monet semble avoir été tenté par cette expérience picturale, mais empêché de la mener aussi loin qu’il l’aurait souhaité par absence de modèle.
Les débuts étaient pourtant prometteurs. A l’été 1886, Monet réalise deux grands tableaux de sa belle-fille Suzanne, la plus jolie des quatre filles d’Alice Hoschedé, en jeune fille à l’ombrelle tournée vers la gauche et vers la droite.
Un diptyque, c’est tout. Car Suzanne craque. Elle supporte difficilement les longues heure de pose. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, une bouderie d’adolescente de dix-huit ans. Sa soeur Germaine rapporte qu’elle s’évanouit. Portait-elle un corset, responsable de nombreuses pâmoisons ? On est tenté de le croire au vu de sa taille ultra-fine sur les tableaux.
Pour commencer, il faut trotter à travers champs jusqu’à l’endroit élu par Monet, un pré bordé d’un talus contre les inondations, à l’embouchure de l’Epte, à environ un kilomètre de la maison. Cet endroit dénommé l’Ile aux Orties appartient à Monet qui y possède un hangar où il range ses bateaux.
Quelques jours plus tôt Monet a eu un flash. Suzanne était en haut, sur le talus, en un éclair il a revu sa première femme, Camille, posant en contre-plongée à Argenteuil, le petit Jean près d’elle. « Demain nous reviendrons et tu poseras là. » Voilà comment il s’adresse à Suzanne, aux dires de son frère Jean-Pierre Hoschedé. Ce n’est pas une demande, c’est un ordre qui ne souffre pas de contredit.
Donc, Suzanne se fait belle et s’y colle. Elle porte à la ceinture une fleur rouge comme une tache de sang. Est-ce encore Monet qui a exigé cette écharpe légère qui flotte au vent, comme dans le tableau d’Argenteuil ?
Le cadrage des deux toiles est audacieux. Suzanne se tient debout sur son talus, le peintre en contrebas, une disposition qui fait se découper le modèle contre le ciel. Suzanne semble flotter dans l’azur au milieu des nuages dont elle reprend les couleurs nacrées, d’autant plus aérienne qu’on ne voit pas ses pieds masqués par sa longue robe claire et les herbes folles du talus.
Marianne Alphant dans son « Claude Monet, une vie dans le paysage » est d’avis que le peintre a dû commencer par le portrait tourné vers la droite, où l’ombrelle forme une belle ligne droite dans le prolongement de la robe, l’ensemble coupant la toile en oblique. Pas de doute, l’oeil du peintre a présidé à cette pose.
C’est certainement la position la plus pénible pour Suzanne qui tient son ombrelle contre le vent de son poignet recourbé. Crampe garantie au bout d’un quart d’heure. Dans le portrait vers la gauche, l’ombrelle est appuyée sur son épaule, ce qui devait être moins douloureux.
Ce ne sont pas, à proprement parler, des portraits. Le visage se dissout dans l’ombre procurée par l’ombrelle doublée de vert. Suzanne n’est plus Suzanne mais l’incarnation de la Jeune Fille, version fin 19ème.
Tandis qu’elle lutte pour garder la pose face au vent, Monet lutte lui aussi avec ses pinceaux. Comme cela lui arrive souvent, il n’est pas franchement satisfait du résultat. De là peut-être la longueur des séances qu’il inflige à la pauvre Suzanne. Il couvre la toile de hachures nerveuses pour rendre la mouvance de l’air, la danse des herbes et des étoffes, le ballet des nuages. Mais plus il s’entête, plus c’est pire à ses yeux. Selon un récit de sa voisine Mrs Perry, dans un geste de rage il lance son pied chaussé d’un sabot en plein milieu d’une des deux toiles, y traçant « une terrible balafre ». Est-ce vrai ? Il n’y paraît plus en tout cas.
Monet ne vendra jamais ces deux tableaux. Il hésite même à les exposer. Craint-il la critique ? N’en est-il pas content ? Après le décès de Suzanne à trente ans en 1899, la question ne se pose même plus. Aux yeux éplorés de sa mère ils sont devenus des icônes.
Michel Monet en hérite à la mort de Monet en 1926. Il en fait don aussitôt au Louvre, qui les expose dans la galerie du Jeu de Paume. Depuis 1986 les deux toiles symétriques font partie des joyaux du Musée d’Orsay à Paris.